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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/651

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— Pour plusieurs, sans aucun doute, répondit-il, la foi politique et religieuse a eu ses martyrs ; mais combien ne se sont dévoués qu’à une passion en laissant croire qu’ils se dévouaient à une idée, en le croyant quelquefois eux-mêmes ! Dans une révolution, la vérité n’est jamais d’un côté si absolue, si lumineuse, que nous puissions la reconnaître certainement ; nous n’avons le plus souvent à choisir qu’entre des crépuscules. Alors un souvenir, une espérance, un instinct, nous décident. Pour ma part, de tous les chefs de bande qui ont combattu dans le Maine, je n’en ai rencontré qu’un seul qui ait pris les armes sans considérations de famille, sans esprit d’imitation, sans haine, sans ambition et après un libre examen : ce fut un mendiant estropié qui avait long-temps parcouru les paroisses le bissac sur l’épaule et le bâton blanc à la main.

— Louis Treton, repris-je vivement ; ainsi on m’a dit vrai, vous l’avez personnellement connu ?

— Depuis le temps où il gardait les bestiaux chez un métayer d’Astillé, dit M. le Bon, car son père, pauvre closier aux Petits-Aulnais, ne pouvait nourrir ses douze enfans, et, dès que Louis sut manier la marotte, il fut envoyé sur les friches avec un muguet. On put reconnaître chez lui, dès-lors, ces facultés sympathiques et actives qui semblent nous destiner au commandement. En attendant l’occasion de dominer les hommes, il se rendit maître de son troupeau. Les bœufs les plus rebelles et les chevaux les plus rétifs apprirent à reconnaître sa voix. Il poussait pour chacun d’eux un cri particulier auquel ils obéissaient. Assis sur le revers d’un fossé devant son feu de bruyère, il n’avait qu’à faire entendre ses appels pour qu’on les vît tous accourir. Les métayers du canton disaient, par plaisanterie, que l’enfant avait marché sur l’herbe qui attire ; mais son seul talisman était l’instinct d’observation et un dévouement affectueux pour le troupeau qui lui avait été confié ; il en donna une preuve irrécusable, mais funeste pour lui. Vous savez qu’après les jeûnes forcés de l’hiver les loups redoublent habituellement d’audace. Au retour du printemps, un de ces animaux, enragé de faim, sortit des taillis avant la nuit, s’élança dans la friche où se trouvait Louis et allait emporter un poulain, lorsque le jeune pâtre, averti par l’effroi du troupeau qui prenait la fuite, accourut et se jeta à corps perdu sur la bête féroce. Tous deux roulèrent quelque temps à travers les bruyères sans pouvoir se terrasser ; enfin un buisson arrêta l’enfant, et, pendant que le loup, retenu sous ses genoux, continuait de le mordre, il put saisir son couteau et lui scier la gorge. Le poulain avait été sauvé ; mais Treton était estropié de la jambe droite. Les soins tardifs qu’il reçut à l’hôpital d’Angers ne réussirent point à guérir une plaie dont la négligence avait fait un ulcère ; il fallut laisser le troupeau du métayer à un autre pastour et se traîner en mendiant aux portes des métairies. Cependant Louis conserva, même dans