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Grand-Chasseur, qui plaça le blessé sur un cheval et le conduisit au cantonnement de Cossé.

Quelques jours après, Treton alla attaquer le poste de Parné, qu’il enleva, ainsi que ceux de Froid-Fond et de Longue-Fuye. La mort de Jean Chouan avait ajouté à sa bande celle du bois de Misdon ; il se mit en campagne à la tête de cette nouvelle troupe, et força successivement quatorze cantonnemens républicains. De son côté, Francœur décimait les grenadiers de Meslay, et Coquereau s’emparait de Saint-Laurent et de Cherré. Grace au plan de Jambe-d’Argent, la guerre avait ainsi changé de caractère. Les insurgés, jusqu’alors traqués dans les bois, en sortaient à leur tour pour assiéger les patriotes dans leurs villages.

Malheureusement quelques gentilshommes chefs de bande restaient en dehors du mouvement. Dédaignant de se mêler à ces paysans qui combattaient sans attendre leurs ordres, ils continuaient à prouver leur dévouement par de ridicules intrigues et de plus ridicules espérances. L’un d’eux, qui habitait le district où commandait Louis Treton, après avoir embauché à prix d’or les chouans les plus aguerris des bandes voisines, s’en était formé une garde personnelle uniquement employée à défendre son château. Jambe-d’Argent, averti qu’il enlevait à l’insurrection ses meilleurs soldats, voulut le voir. Il se rendit chez lui avec son frère et un autre chouan nommé Priou. Le gentilhomme donnait précisément à dîner et venait de se mettre à table avec sa compagnie. Il n’y avait là que de nobles dames en grande parure, des émigrés revenant de chercher la France en Allemagne, et quelques abbés chargés, comme dans le bon temps, de chanter au dessert Bacchus et l’Amour. On fit entrer les trois chouans sans que personne se dérangeât. Jambe-d’Argent, qui voulait éviter un débat devant témoins, demanda s’il ne pouvait parler seul au maître.

— C’est moi, tu n’as qu’à dire ce qui t’amène, répondit le gentilhomme.

— Je dirai donc, reprit Jambe-d’Argent, que je viens pour vous rappeler à votre devoir.

Et comme tout le monde avait relevé la tête avec surprise, il expliqua la nécessité de l’insurrection, reprocha au gentilhomme son inaction, et l’avertit de ne plus occuper à la seule défense de ses plaisirs des gens indispensables à la défense des paroisses. Les nobles convives avaient écouté, stupéfaits et indignés ; quant au maître du château, il ricanait en émiettant un petit pain de froment, luxe inoui pour l’époque, et en jetant ses débris à une grande levrette couchée à ses pieds. Quand Treton eut achevé, il regarda sa compagnie :

— Voilà où nous en sommes, messieurs, dit-il avec une ironie hautaine ; la révolution a gâté jusqu’à nos campagnes, et la noblesse n’a plus à choisir qu’entre la scélératesse des républicains bleus ou l’insolence