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artisans, que les sentimens qu’ils expriment sont honnêtes et louables, et, si l’écrivain faiblit souvent, l’homme du moins garde sa dignité. Quelques-uns ont tenté de moraliser les travailleurs leurs frères, et d’adoucir par l’enseignement poétique des mœurs dont ils étaient mieux que personne à même de connaître toute la rudesse. Par malheur, les humanitaires ont mis la main sur les muses prolétaires ; ils ont voulu transformer en apôtres et en prédicans politiques d’honnêtes ouvriers qui cherchaient, sans prétention aucune, à se distraire noblement des fatigues de l’atelier. Ils ont métamorphosé les travailleurs en rêveurs, et la poésie, on le sait par plus d’un exemple, ne gagne rien à s’allier aux socialistes et aux humanitaires.

Si des hommes nous passons maintenant à la poétique, nous retrouvons la même confusion. Les divers genres, si nettement tranchés dans l’ancienne littérature, se sont tellement mêlés, qu’il serait difficile de donner à chaque chose une étiquette précise. On peut cependant former trois catégories et ranger dans la première les genres ressuscités du XVIe et du XVIIe siècle, tels que le sonnet, la ballade ; dans la seconde, les anciens genres classiques, tels que la poésie épique, didactique, descriptive, les odes, les stances, les épîtres ; dans la troisième, les genres nouveaux ou du moins les genres métamorphosés, tels que les poésies politiques, les chansons lyriques, les harmonies, les poésies intimes et les poésies humanitaires ou néo-catholiques, etc. Parmi les anciens genres classiques, le poème épique reparaît régulièrement trois ou quatre fois par année, mais en général dégagé de tout le vieil attirail du merveilleux mythologique, érudit plutôt qu’inventif, et s’inspirant moins de l’imagination que de l’histoire. Napoléon et Jeanne d’Arc ont été, dans ces derniers temps, ses deux héros de prédilection. La poésie didactique, telle que la fabriquait Esmenard, donne encore six ou huit volumes par année. Les poèmes allégoriques ou héroïques ont complètement disparu, ainsi que les idylles. Le genre érotico-sentimental inspire toujours quelques ames sensibles, quelques collatéraux éloignés de Legouvé et de Colardeau. L’ode, telle que la comprenait J.-B. Rousseau, telle que l’admirait Laharpe, l’ode commençant par l’invocation et finissant par l’enthousiasme, ne se montre plus que dans les concours académiques. Tout ce qui se fait aujourd’hui remonte directement à M. Hugo, comme toutes les méditations, toutes les rêveries poétiques remontent à M. de Lamartine, toutes les fantaisies railleuses et sceptiques à M. de Musset. Du reste, les vieux genres n’ont guère pour public que ceux qui les cultivent. Les producteurs sont ici beaucoup plus nombreux que les consommateurs, et ils peuvent s’estimer fort heureux lorsqu’après s’être fait imprimer à leurs frais, ils se vendent à douze exemplaires.

Parmi les genres nouveaux, il faut distinguer la poésie politique, qui s’est révélée en 1824 par l’Épitre à Sidi-Mahmoud et la Villéliade, dont il s’est vendu en trois ans plus de 80,000 exemplaires. La satire s’est maintenue, depuis la restauration, dans la voie où l’ont fait entrer MM. Méry et Barthélemy ; elle n’attaque plus les vices, mais les gouvernemens ou la personnalité abstraite des ministres. Tout ce qui s’est fait depuis 1830, et les publications ont été nombreuses, procède directement de la Némésis, qui enfanta Tisiphone, Pythonisse, Asmodée, l’Homme rouge, les Eleuthérides, la Némésis incorruptible, etc. Les années 1832, 1833 et 1834 donnent la récolte la plus féconde dans cette espèce de productions dignes en tout point des pamphlets de la ligue et déjà oubliés