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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/705

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profondément et justement blessé dans ses croyances, que Paris livrait les chrétiens aux bêtes du cirque. En 1834, on vit lady Byron, qui habitait alors l’Angleterre, figurer sur la scène du boulevard dans un drame dont son illustre époux était le héros. Elle y jouait, il est vrai, un rôle honorable ; mais le sans-gêne de l’auteur à son égard n’en était pas moins inexcusable. Pour en finir avec les faits de ce genre, qu’il serait facile de multiplier, on a pu reconnaître dans un drame que nous avons déjà mentionné, la Dame de Saint-Tropez, les acteurs et les témoins du crime du Glandier[1].

Le drame d’imagination, de mœurs, de caractère, d’observation, d’invention, comme on voudra l’appeler, car les faiseurs de poétiques n’ont point encore trouvé le véritable nom, ne s’est point laissé distancer, pour la fécondité ou les hardiesses de toute espèce, par le drame historique. Il s’est plu, comme le roman, à recruter ses héros parmi les classes dégradées. Il a marché dans la boue et le sang, muni de fausses clés, de pistolets de poche et de poignards, trichant au jeu, parlant l’argot. Vautrin, ce lamentable chapitre à ajouter aux égaremens de l’esprit humain, ainsi que l’a dit un critique toujours sévère pour ces sortes de productions, Robert Macaire, le digne collatéral de Vautrin, qui fait du crime une industrie aimable, offrent les deux types les plus parfaits de ce genre, lequel donne pour dix pièces seulement huit femmes adultères, cinq filles perdues d’un étage plus ou moins élevé, six filles séduites, deux jeunes filles de bonne maison qui accouchent dans une pièce voisine de la scène, trois femmes qui se déshabillent à moitié sur le théâtre, quatre mères éprises de leurs fils, six bâtards qui déclament contre la société, onze amans ou maîtresses qui commettent des assassinats. L’enfance même n’a point été respectée, et, dans la Fille du Voleur, jouée en 1833, on voyait un joli petit garçon de huit ou dix ans qui s’associait à des filous, buvait du punch avec eux dans une espèce de tapis franc, jurait à son père, sur sa parole d’honneur la plus sacrée, qu’il n’en avait pas bu, se cachait dans un appartement pour ouvrir la fenêtre aux voleurs, et revenait ensuite se placer au bas de l’échelle pour faire le guet. Qu’on rapproche au hasard les drames et les journaux judiciaires, il sera facile de constater que plus d’une scène jouée au théâtre a été répétée devant la cour d’assises. Au XVIIe siècle, le drame français empruntait ses héros à l’Espagne ; aujourd’hui il les emprunte à la Gazette des Tribunaux. Toutes ces atrocités que les auteurs dramatiques arrangent comme un simple jeu d’imagination, en riant souvent les premiers de la terreur qu’ils fabriquent, ces atrocités sont prises au sérieux par les spectateurs de ces théâtres du boulevard qu’une vieille plaisanterie a nommé le boulevard du crime. On peut consulter à ce sui et le remarquable travail de M. Frégier, des Classes dangereuses de la population dans les grandes villes ; on y

  1. Le dévergondage de certaines compositions dramatiques a soulevé dans la presse et même dans les chambres de nombreuses protestations. Au moment où la crise était dans toute sa violence, des interpellations furent adressées à la tribune sur la question de savoir quel motif pouvait déterminer l’autorité à tolérer la représentation de pareils ouvrages. Le ministre interpellé répondit que les pièces dont on se plaignait avaient pour ainsi dire seules le privilège d’attirer la foule, et que, si ce fait témoignait malheureusement du relâchement de nos mœurs, il n’était que trop réel, et que l’administration avait été forcée de montrer de la condescendance pour ne point frapper de mort la plupart des théâtres de la capitale, à l’existence desquels se trouvaient liés une foule d’intérêts.