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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/760

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silhouettes et de piquantes esquisses. La scène tragique, au contraire, exige d’elle, pour ainsi dire, un déplacement complet d’impressions, d’études et de pensées. Peut-être va-t-on m’accuser de paradoxe, mais il me semble que, pour exceller maintenant dans la tragédie, il faudrait un talent tout d’une pièce, très convaincu, très naïf, quelque chose comme un Béotien de génie : Athènes a trop d’esprit pour garder cette foi robuste, et Mme de Girardin, cette Athénienne si raffinée, a besoin de cesser d’être elle-même pour nous déshabituer de ce gracieux sourire qui lui va mieux qu’à personne. Avant-hier, en applaudissant les beaux vers, les belles scènes dont Cléopâtre est semée, en nous réjouissant d’un succès qui honore les lettres, nous étions ramené par ce triomphe même au souvenir des débuts de l’auteur, au surnom glorieux qui lui fut alors décerné, et nous ajoutions bien bas que la Muse de la patrie ne s’appelait pas Melpomène.

Armand de Pontmartin.


OEUVRES COMPLÈTES DE LA BOÉTIE, réunies pour la première fois et publiées par M. Léon Feugère. — Si le XVIIIe siècle, enivré de lui-même, s’est montré fort dédaigneux pour ses devanciers, en revanche notre siècle s’est bien préservé de ce défaut. Lui qui s’annonçait, il y a vingt ans, comme un si terrible novateur, se met aujourd’hui à exhumer pieusement les fragmens inédits de nos anciens écrivains ; il est impossible de remplir avec plus de modestie les fonctions d’éditeur auxquelles il semble se résigner. C’est surtout vers le siècle de Louis XIV, et notamment vers les écrivains de Port-Royal, que s’est tournée l’ardeur de nos érudits : cette époque a été fouillée en tous sens, et l’on a ressuscité quelques écrivains, assez inconnus même alors, et qui ne méritaient guère l’honneur de cette célébrité tardive. Quant aux grands écrivains, on a recueilli et publié curieusement leurs moindres débris, des phrases inintelligibles, jusqu’à des mots barrés, et l’on s’est épris pour ces prétendus fragmens d’une superstitieuse admiration[1]. Le XVIe siècle, au contraire, a été plus négligé qu’il ne le méritait : nous n’avions pas encore d’édition complète de La Boétie avant celle que M. Léon Feugère vient de nous donner. Le Traité de la Servitude volontaire n’avait guère été imprimé qu’à la suite des Essais de Montaigne : il y a quelques années, M. de Lamennais en a donné une édition à part ; nais cette publication avait un caractère exclusivement politique, et, grace à l’illustre éditeur, La Boétie se trouvait attaquer ou défendre des gens auxquels il n’avait point songé. L’édition de M. Feugèr3 est surtout littéraire ; les notes savantes et ingénieuses qui l’accompagnent éclaircissent le texte sans l’étouffer. Rien n’est plus rare qu’un commentaire bien fait ; on sait que la vertu distinctive des annotateurs n’est pas, en général, la mesure, la discrétion : les uns font de leurs notes une série de pointes et d’épigrammes, les autres un cours complet de linguistique et d’archéologie. L’érudition de M. Feugère est piquante sans prétention et riche sans fatras.

  1. Il existe à la Bibliothèque royale un petit cahier sur lequel Racine a écrit une traduction de quelques odes de Pindare. Sur un des feuillets se trouve un compte de menues dépenses. Je m’étonne que ce fragment littéraire, ainsi que la traduction à laquelle il est joint, n’ait pas encore trouvé d’éditeur.