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Léonor avait eu dix enfans du roi, neuf garçons et une fille ; tous furent richement apanagés. Don Henri, l’aîné de cette nombreuse lignée de bâtards, né en 1332, fut élevé pour être le premier sujet du roi de Castille. Tout enfant, il avait une maison princière, le magnifique domaine de Trastamare[1] et portait le titre de comte, très rare encore à cette époque, et réservé presque exclusivement aux membres de la famille royale. Agé de dix ans à peine, le frère jumeau de don Henri, don Fadrique, avait été nommé maître de Saint-Jacques. En arrachant cette élection aux chevaliers de l’ordre, don Alphonse avait voulu tout à la fois assurer à son fils une situation élevée dans le royaume et rattacher à sa couronne un ordre puissant, qui, dirigé par un chef ambitieux, aurait pu lui porter ombrage.

Don Henri et don Fadrique accompagnaient leur père dans son expédition contre Gibraltar et faisaient leurs premières armes sous ses yeux, tandis que l’infant don Pèdre, l’héritier légitime du trône, demeurait à Séville, loin du bruit des armes, témoin des humiliations dont sa mère était abreuvée, négligé lui-même par les courtisans, toujours empressés à régler leur conduite sur l’exemple du roi. On eût dit le fils d’un de ces despotes orientaux destiné à passer tristement sa jeunesse dans l’enceinte d’une prison dorée. Il voyait ses deux frères couverts de brillantes cuirasses, suivis de leurs bannières et de leurs hommes d’armes, prendre part aux travaux et aux gloires de la guerre, tandis qu’il se consumait, oisif au milieu d’une cour déserte, à pleurer les outrages de sa mère et les siens. Les impressions de l’adolescence sont ineffaçables. Les premiers sentimens qu’éprouva don Pèdre furent la jalousie et la haine. Nourri par une femme faible et offensée, il ne reçut d’elle que des leçons de dissimulation et n’apprit à former que des projets de vengeance.

L’âge de don Alphonse, sa vigueur, son tempérament endurci aux fatigues, lui promettaient une longue vie. Sa mort, trompant tous les calculs, réveilla soudain toutes les ambitions. D’après les lois de la Castille, qui fixaient la majorité des rois à quinze ans, don Pèdre succédait immédiatement à son père ; mais, encore incapable de gouverner par lui-même, il ne pouvait manquer de donner à ses conseillers l’autorité de véritables tuteurs. Dans quelles mains allait tomber le pouvoir ? Quel serait l’heureux ministre destiné à régner sous le nom du jeune prince ? Ces questions agitaient toute la noblesse, qui, long-temps contenue par la fermeté de don Alphonse, se préparait à secouer le joug, confiante maintenant dans la faiblesse de son successeur.

Don Alphonse était trop prudent pour ne pas retenir auprès de lui,

  1. Ce nom est écrit diversement dans les manuscrits que j’ai eus sous les yeux. Dans les chartes conservées aux archives d’Aragon, on voit Trestamera, Trastamera, Trastamena. J’ai suivi l’orthographe usitée aujourd’hui.