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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/90

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progrès et la réaction, la réaction libérale et la réaction absolutiste, dans les nombreuses alternatives de leur fortune, ont laissé tour à tour leurs fruits sur le sol sans avoir jamais pu ni l’une ni l’autre se l’approprier tout entier[1] !

Il y a donc dans chaque province des établissemens à part qui n’ont d’autre raison d’y être que d’y avoir été. Il y a de vieilles chartes municipales à côté des nouvelles ; il y en a de nouvelles qui sont révisées à côté de nouvelles qui ne le sont pas. Il y a par toute la monarchie, à côté du règlement moderne de l’impôt fondé sur la confection moderne du cadastre, mille et mille méthodes fiscales qui datent des temps les plus divers et sont à peine aujourd’hui comprises de ceux qui les appliquent. En face d’un code national, il y a pour certains lieux des régimes d’exception. Il y a tout ensemble le principe de l’égalité devant la loi et le privilège des immunités personnelles, le droit de justice patrimoniale et le droit d’être jugé par le jury, la procédure secrète et la publicité des tribunaux[2]. L’organisation judiciaire est sur un pied respectable, et la couronne s’arroge cependant le pouvoir de déposer les magistrats. L’ordonnance communale de 1808 est une véritable émancipation populaire, et l’édifice administratif qui l’encadre pèse pourtant sur la commune de tout le poids d’une dure tutelle. On proclame la liberté de la science et de l’enseignement, et après cela l’on met en surveillance et en suspicion l’église, l’école et la presse. L’oeuvre par excellence du protestantisme, l’unique support des futures démocraties, l’éducation du peuple, est en vérité l’objet des soins les plus attentifs, ce qui n’empêche pas néanmoins qu’on prenne çà et là des mesures dignes de la très sage et très catholique Autriche. La démocratie enfin est déjà pour ainsi dire assise sur le pays, grace à cette constitution militaire qui appelle tous les citoyens sous les drapeaux et les y garde toujours ; mais l’armée démocratique de la Prusse se range encore en bataille au pied d’un trône absolu. Singulier absolutisme que l’usage tempère jusqu’à le dissimuler et qu’un caprice individuel pourrait pousser à l’extrême sans violer aucune loi ! Singulière démocratie qui souffre l’arme au bras ce dur commandement du bon plaisir, et se laisse si rudement manier par une autorité qu’elle briserait rien qu’en éclatant ! C’est la poudre qui dort dans un canon chargé.

Il est, je le sais bien, des rêveurs subtils que tous ces contrastes n’effraient pas ; ils osent même davantage, ils les admirent et s’y complaisent.

  1. Je reproduis ici bien imparfaitement la vivacité du tableau tracé par M. Gervinus dans son excellente brochure Die Preussiche Verfassung und das Patent vom 3 Februar 1847.
  2. L’ordonnance du 17 juillet 1846 et celle du 7 avril 1847 ont de beaucoup étendu, comme on sait, la publicité judiciaire, mais la procédure criminelle n’est encore publique qu’à Berlin et sur le Rhin.