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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/981

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rebelles. Telle était la susceptibilité de cette noblesse féodale, toujours prête à rompre avec le souverain pour les motifs les plus frivoles[1].

L’ambassade de la ligue, cause involontaire de cette scène déplorable, était venue renouveler au roi les propositions déjà si souvent reproduites. Cette fois, il parut les entendre avec moins d’impatience. Il demanda du temps pour préparer sa réponse et offrit de conférer lui-même avec les principaux chefs. On fixa un lieu pour une entrevue, et, afin de prévenir toute trahison, il fut convenu qu’on se rencontrerait en rase campagne, vingt cavaliers de chaque côté, armés de toutes pièces, et qu’aucun ne porterait de lance[2], sauf le roi et l’infant d’Aragon, placé naturellement par sa naissance à la tête des confédérés. Au jour fixé, les deux troupes se trouvèrent en présence près de Tejadillo, village situé à égale distance de Toro, qui tenait pour le roi, et de Morales, bourg occupé par l’armée de la ligue. Tous les chefs des confédérés étaient présens, revêtus par-dessus leurs armures de leurs soubrevestes blasonnées. A leur tête, on voyait les deux infans d’Aragon, le comte don Henri, don Fadrique, don Tello, don Fernand de Castro et don Juan de la Cerda. Je ne dois point oublier Fernand Perez Ayala, père du chroniqueur, et ce dernier lui-même qui, fort jeune alors, servait de page à l’infant et portait sa lance. Tous d’abord saluèrent le roi en lui baisant la main suivant l’usage. Il est probable que don Pèdre, en proposant cette entrevue, voulait essayer l’effet que produirait sa présence sur des hommes habitués à le respecter ; mais, soit que son orgueil souffrit à traiter d’égal à égal avec des sujets en armes contre lui, soit qu’il se crût moins engagé par des promesses sorties d’une autre bouche que la sienne, il chargea Gutier Fernandez de Tolède de porter la parole en son nom. Celui-ci avait eu à se plaindre du roi qui l’avait privé de sa charge de chambellan, pourtant il lui demeurait fidèle, et, en le choisissant pour son orateur, don Pèdre voulait peut-être le donner en exemple aux révoltés. Gutier Fernandez commença par déplorer l’aveuglement de tant de bons chevaliers qui, oubliant les bienfaits de leur prince, affligeaient le royaume par leur désobéissance. Puis il déclara « que, sous le vif intérêt qu’ils affichaient pour la reine Blanche, le roi n’avait pas de peine à démêler leur jalousie

  1. Ayala, p. 153.
  2. Id., p. 156. — Je comprends difficilement le but de cette restriction, s’il s’agit de cette longue et lourde lance, arme ordinaire des chevaliers dans le nord de l’Europe ; mais je crois qu’il faut entendre ici par lanza la javeline ou zagaye, arme de trait fort en usage parmi les cavaliers espagnols. Le même motif qui ferait aujourd’hui proscrire les armes feu dans une semblable entrevue pouvait alors dicter la convention que je rapporte. — Sur le nombre des chevaliers présens à l’entrevue, il y a une variante dans les deux principaux manuscrits d’Ayala. La Chronique vulgaire en nomme cinquante, l’Abrégée, que je suis, comme plus ancienne, vingt seulement. On conçoit que la vanité de quelques grandes maisons se soit complu à augmenter le nombre des représentans des deux partis.