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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/995

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Tolède présentait alors un étrange spectacle. Chacun de ses quartiers était au pouvoir d’une faction. La reine Blanche, éperdue dans l’Alcazar, n’osait donner aucun ordre et ne pouvait d’ailleurs compter sur l’obéissance des habitans réfugiés auprès d’elle et justement indignés de la surprise de leur ville. Les deux bâtards essayaient vainement d’enlever les postes qui leur résistaient encore. A peine entrés dans la ville, leurs soldats indisciplinés s’étaient jetés dans l’Alcana, quartier habité par des marchands juifs, en si grand nombre à Tolède qu’un seul faubourg ne pouvait les contenir. Les Juifs passaient pour être attachés au roi et favorisés par lui, peut-être parce qu’il avait un trésorier de leur religion ; mais leur plus grand crime, c’était d’être commerçans et d’avoir de l’argent et des marchandises précieuses. Les mercenaires du Comte et du Maître, conduits par la populace chrétienne, enfonçaient les boutiques et les pillaient, massacrant tous ceux qui s’offraient à leur rage, sans distinction d’âge ni de sexe. En quelques heures, douze cents Juifs furent, dit-on, égorgés ainsi dans l’Alcana. Cependant ceux de la Grande-Juiverie, aidés de quelques chevaliers ou bourgeois chrétiens, tenaient ferme derrière leur muraille. Le reste du jour et toute la nuit se passèrent au milieu d’un désordre effroyable.

Au premier avis de ses partisans, le roi quitte aussitôt Torrijos avec sa petite armée. Marchant toute la nuit, après avoir passé le Tage à gué, il arrive le 8 mai au point du jour devant le pont de Saint-Martin, en face de la Grande-Juiverie. Ce pont était au pouvoir des ligueurs, et, le danger ayant fait cesser le pillage, ils s’y étaient déjà mis en défense. En ce moment, par suite d’une sécheresse extraordinaire, les eaux du Tage étaient fort basses. La largeur du fleuve était en outre diminuée par plusieurs machines disposées sur le bord opposé à la ville et servant aux irrigations. Du haut de leurs murailles, les Juifs jetaient des cordes aux soldats du roi, qui les fixaient à ces machines, et en s’y accrochant passaient la rivière, mais lentement et un à un. En même temps don Pèdre faisait attaquer la tête du pont. Dès que la guette avait signalé l’approche du roi, don Henri et don Fadrique s’étaient portés aux tours de Saint-Martin et animaient leurs soldats par leur présence et leur exemple. Mais la tour principale, n’ayant ni créneaux ni parapets, ne pouvait protéger ses défenseurs contre les arbalétriers du roi, qui, en quelques instans, balayèrent la plate-forme. En vain les plus braves chevaliers de Saint-Jacques et de Calatrava essayèrent de s’y maintenir sous une grêle de flèches ; blessés pour la plupart, ils furent obligés d’abandonner un poste si dangereux. Pendant qu’on s’acharnait contre la tête du pont de Saint-Martin, trois cents hommes d’armes du roi avaient passé le Tage à la file, et, reçus dans la Grande-Juiverie, faisaient une brèche au rempart et se disposaient à prendre en queue la