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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/104

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tempête. Il oublia ses anciens amis, disant que ceux qui passent le fleuve des révolutions ont passé le fleuve de l’oubli. Il courut les clubs et fut orateur de carrefour. Il entra l’un des premiers à la Bastille. La révolution lui avait tout enlevé, mais il s’oubliait lui-même. Il entre un jour chez Marmontel, qui pleurait la perte de ses pensions. « Tu pleures, Brutus-Marmontel ? — Je pleure pour mes enfans, qui mourront de faim. » Chamfort prend un enfant sur ses genoux : « Viens, mon petit ami, tu vaudras mieux que nous : quelque jour, tu pleureras sur ton père en apprenant qu’il eut la faiblesse de pleurer sur toi dans l’idée que tu serais moins riche que lui. » Après les premières bourrasques, il reprit sa plume et rédigea la partie littéraire du Mercure, Ce journal était royaliste ; mais, pendant que le rédacteur politique baisait la royauté sur une joue, le rédacteur littéraire lui donnait un soufflet sur l’autre. Il fut durant quelque temps secrétaire du club des jacobins ; mais, quand il vit que la France républicaine subissait le joug du roi Robespierre et du roi Marat, il se retira au club des émigrés de 89. Il était au bout de son clan patriotique. La plupart de ceux qu’entraînait le courant ou qui s’y laissaient entraîner allaient dans les ténèbres, dominés par les événemens du jour, sans voir la rive où déjà la colombe allait détacher le rameau sacré. La vie politique de Chamfort s’arrêta à la chute des girondins. Quoique salué par un certain nombre de montagnards pour ses idées et ses sarcasmes, il ne franchit pas le Rubicon ; ce fut ce qui le perdit. Peut-être fut-il arrêté par un sentiment de reconnaissance plutôt que par la conviction que les montagnards iraient trop loin. Roland avait divisé la Bibliothèque nationale en deux directions ; il avait donné l’une à Carra et l’autre à Chamfort, C’étaient deux actes de justice qui firent deux girondins de plus. Chamfort, d’ailleurs, devait se perdre dans la révolution même en suivant la vague, car, né pour la critique et non pour l’enthousiasme, il n’épargnait aucune royauté populaire, pas plus celle du citoyen Marat que celle du citoyen Robespierre. Il n’épargnait même pas la Convention. Pour célébrer l’anniversaire du 2 janvier, la Convention était allée solennellement sur la place de la Révolution, où on lui donna le spectacle de la guillotine. « C’est, dit Chamfort, le gratis de la Convention. » (On donnait alors comme aujourd’hui des représentations gratuites au peuple.) Les sarcasmes de Chamfort, bons ou mauvais, étaient transcrits et dénoncés. On rapportait que, dans les quelques salons encore ouverts, il s’amusait à faire avec beaucoup de gaieté la silhouette des principaux conventionnels. « Prenez garde, lui dit-on un jour, vous avez plus d’un titre à la haine de ce parti furibond, qui ne veut ni d’esprits pénétrans, ni de philosophes, ni d’âmes élevées et fermes, parce que ce n’est pas avec tout cela que se composent des esclaves. — Je n’ai pas peur, répondit-il ; n’ai-je pas toujours marché au premier rang de la phalange