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abolir le passé et le substituer à l’avenir ! Ta seule affaire, pauvre ambitieux, est de travailler dans le présent. Qui que tu sois, puisses-tu avoir le pied assez solide pour te tenir ferme sur ce point mouvant de l’espace où tu as été jeté pour un instant ! Ne flatte pas ta personne, ne caresse pas les rêves, et lorsque tu parles ainsi, « si la société est mal faite, refaites-la, » songe qu’elle existait avant toi, que des milliers d’hommes ont dépensé leur force pour la maintenir, la sauver aux jours de crise. Tu n’as aucune puissance sur l’avenir, et, puisque tu en parles tant, pense à ces mots d’un réformateur plus puissant que toi : à L’Esprit souffle où il veut ; tu entends sa voix, mais tu ne sais pas d’où il vient et où il va. » Ta seule affaire est de travailler avec conscience et courage pour maintenir dans le présent le bien, l’ordre, la justice. L’Esprit qui souffle, on ne sait où il va, et ne pense pas l’arrêter et le fixer dans une formule, car la vie est inépuisable et peut revêtir des formes innombrables que le temps seul porte et cache en lui.

La vie ne peut donc pas tarir, me dis-je : si c’est folie que de vouloir l’emprisonner dans une formule comme les utopistes, c’est folie aussi de désespérer d’elle. Quand la forme dans laquelle elle s’était enveloppée s’est définitivement usée, le temps lui en apporte une autre. Mais quoi ! cette nouvelle forme peut-elle s’appliquer aux peuples chez lesquels la vie a tari une première fois ? J’entrai alors dans le jardin des Tuileries et je m’assis. Je-remarquais que certains arbres que j’avais distingués l’année précédente pour leur abondance de feuilles et de fleurs étaient cette année stériles en comparaison, tandis que chez d’autres, au contraire, la vie semblait avoir doublé. Ainsi, me dis-je, la vie ne tarit jamais, mais elle se transporte ici ou là, à ce point de l’espace ou à cet autre, à tel ou tel moment du temps. Elle émigré capricieusement à nos regards, mais ce caprice et cette bizarrerie sont l’effet d’une cause éternelle. De même que l’existence de chaque homme use la matière autour de lui, ainsi l’existence de l’humanité use l’existence des peuples ; la vie, principe caché et inconnu, travaille lentement pour se manifester au dehors, et, lorsque la forme qu’elle avait revêtue ici ou là, en Orient ou en Occident, au midi ou au nord, s’est usée, elle émigre silencieusement et se retire pour se renouveler loin dans les régions de l’est, bien loin au-delà de l’Océan, sûre de pouvoir bâtir partout un foyer, un autel, une ville, et de trouver des amans pour ce foyer, des prêtres pour cet autel, des habitans pour cette ville. L’existence a pour patrie l’univers et non telle ou telle nation : puissent les dieux détourner le présage !

Le Bulletin de la République a cité Jean-Paul un jour ; pourquoi n’a-t-il pas cité cette phrase : « Pauvre France, quand cessera ton expiation ? qui te relèvera ? Un homme peut-être, mais à coup sur le temps ? » Cela était écrit sous le Directoire ; depuis, la France a eu Napoléon ; mais elle a toujours devant elle l’inépuisable éternité. Puisse l’ère de transition dans laquelle l’Europe est engagée, puisse le renouvellement de la vie qui s’opère à cette heure ne pas être l’ère de l’agonie pour certaines nations qui ne s’en doutent pas, éblouies qu’elles sont par l’éclat de leur civilisation, de leur luxe, de leurs inventions ! puisse cette ère de régénération ne pas se faire à leurs dépens, comme elle se fit jadis aux dépens de Rome, lorsque le christianisme apparut !


Émile Montégut.