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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/145

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conduit jusqu’en 1814. Il y a là un magnifique tableau de la campagne de Russie, que l’on aimera à comparer aux pages fort belles aussi de M. de Ségur. A partir de 1814, l’auteur rentre dans l’histoire de sa propre vie, associée à l’histoire de son temps. Ce récit, depuis 1814 jusqu’en 1830, forme la quatrième partie des Mémoires ; ici se trouvent, entre autres beaux morceaux, un véritable chant sur Sainte-Hélène, et un jugement définitif de Napoléon, empreint de toute l’attraction que l’infortune exerce sur ce grand cœur rebelle au culte du bonheur et de la gloire foulant aux pieds la liberté. Enfin, la cinquième partie est l’histoire de la dernière époque de la vie de M. de Chateaubriand depuis 1830, couronnée par une conclusion générale sur les Mémoires et un beau travail sur l’Avenir du monde dont cette Revue a publié autrefois un fragment[1].

Si l’on demandait maintenant à quelle catégorie, à quelle famille de productions littéraires appartiennent les Mémoires de M. de Chateaubriand, nous serions fort embarrassé pour répondre à la question. Nous avons beau chercher dans le passé, nous ne trouvons aucun monument à l’aide duquel nous puissions donner une idée même approximative d’un ouvrage tout-à-fait à part, sans précédens, et dans lequel se mélangent, se fondent harmonieusement toutes les formes de composition imaginables, tous les genres, tous les styles. C’est de l’histoire dans toute sa majesté, y compris même ce qu’on appelle aujourd’hui la philosophie de l’histoire ; c’est de la biographie, c’est de la polémique, c’est de la poésie en prose dans toutes ses variétés, depuis le dithyrambe jusqu’à l’élégie ou l’idylle ; c’est de la fantaisie, c’est de la rêverie, c’est une galerie de tableaux de genre, de portraits et de marines ; c’est aussi une suite de magnifiques paysages, c’est de la satire la plus mordante ; enfin, il y a même un peu de caricature, et de la meilleure. Callot a fourni son contingent tout aussi bien que Michel-Ange, Claude Lorrain ou Raphaël. Essayez de vous représenter par la pensée un panorama qui vous offrirait successivement et sans discordance l’aspect d’un temple grec avec ses fonds lumineux, d’une basilique chrétienne, d’un palais de Venise, d’une villa des bords de l’Arno, d’un castel féodal juché sur le Taunus, d’une ferme des bords de la Meuse, d’une mosquée, d’une pagode indienne et d’un kiosque chinois ; que chaque portion du tableau soit animée par une scène et des accessoires appropriés ; donnez pour cadre à tout cela la mer, l’immense mer, la grande passion de M. de Chateaubriand, qui la nomme quelque part « ma vieille maîtresse, la mer, » et vous n’aurez encore qu’une idée très imparfaite de l’effet produit par une œuvre dont la séduction est celle de la grandeur et de la beauté unies à l’infinie variété.

  1. Voyez la livraison du 15 avril 1834.