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chefs d’industrie à des époques fixes, n’aurait été à charge à personne, et des relations de mutuelle charité, de mutuelle bienveillance, de mutuel service, d’universelle activité, se seraient établies et enracinées. Qui oserait dire qu’un milliard ainsi dépensé fût perdu, même en supposant que la rentrée de ce milliard dans les caisses de l’état pût être difficile ? et qui ne reconnaîtrait l’utilité de ces dépenses reproductives ? N’était-il pas facile de saisir cette occasion pour combattre quelques-uns des vices les plus graves de la situation économique : — la centralisation exagérée, — l’agglomération des ouvriers sur les mêmes points, — et la séparation dangereuse des travaux agricoles et des travaux de fabrique ? L’état dispose de tant de forces, qu’il lui eût suffi d’un signe pour guérir ou tempérer mille douleurs. Encore aujourd’hui, n’y a-t-il pas moyen de rendre à la culture de la terre les honneurs nécessaires, d’enter l’industrie sur l’agriculture, de placer dans les chaumières les instrumens de la fabrique, comme cela se fait si heureusement à Neuchâtel et dans une partie de la Silésie, — de corriger les tristes misères de la fabrication industrielle, malsaine pour le corps et l’ame, par les vigoureuses et salubres influences de la terre et de la nature, — enfin de répandre sur les campagnes d’Alsace et du Lyonnais ces populations ouvrières, cruellement entassées dans les ateliers ? Vous voulez des manufactures à l’anglaise, oubliant que la France n’est pas essentiellement industrielle ; elle est naturellement agricole, guerrière et maritime. Satisfaites-la sous ces trois aspects et n’imitez plus, s’il est possible, les étrangers, placés dans d’autres conditions que vous.

— Vous raisonnez bien dans votre hypothèse, et je crois ces idées et ces remèdes applicables à l’ancien monde. Pour nous, apôtres, nous avons à reconstituer un monde nouveau. Humilité, résignation, labeur, hiérarchie, douleur, ce sont des mots passés de mode, des vertus d’esclaves. Nous les abjurons. Voire philosophie de bel-esprit, vos observations pratiques, vos procédés d’industriel de l’ancien régime, n’ont plus aucune valeur. Nous reformons l’homme. Le nouvel évangile rend tous les mortels égaux en capacité, en fortune, en beauté, en esprit comme en bien-être. Ce nouvel évangile, je l’apporte ; nous le réaliserons, soyez-en sûr. Il faut traverser, je le sais, des phases sanglantes et douloureuses ; c’est ce qui arrive toujours quand la civilisation monte d’un degré. Est-ce que le passage du paganisme au monde moderne s’est opéré sans angoisses ? L’établissement de Rome civilisatrice n’a-t-il pas été baigné du sang des nations ? De l’Inde théocratique à l’Égypte, et de l’ère égyptienne à l’ère grecque, que d’horribles catastrophes, toutes signalées par les pleurs amers de l’espèce humaine ! Ces misères font notre éducation, mais elles n’appartiennent pas à notre essence. Nous nous débarrassons progressivement de ces