Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/473

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

poèmes d’Homère. Cette explication (à ne la prendre que comme un symbole) serait très exacte au moins par un côté ; ce sont les Allemands, en effet, qui savent le mieux s’approprier d’une manière idéale l’esprit des autres peuples pour le comprendre par la philosophie, pour le reproduire par la poésie et l’art.

« Quoi qu’il en soit, ce qui nous frappe d’admiration dans Sealsfield, — comme aussi dans Shakspeare, — c’est son omniscience, si j’ose le dire. Il sait tout. Ses créations vivent d’une vie véritable. Que ses personnages soient laids ou gracieux, dégoûtans ou aimables, terribles ou charmans, qu’il s’agisse de la nature ou de l’homme, que ce soit la terre, la mer, le ciel, ou bien le sombre pionnier des forêts immenses et le riche élégant de New-York, toutes ses créations sont complètes, pas une fibre de la vie ne leur manque. »


Cette page, qui fera sourire plus d’une fois le lecteur, est empruntée à un écrivain de l’Allemagne du nord, à M. le docteur Alexandre Jung. On voit qu’il est difficile de porter plus loin l’enthousiasme. Si M. Jung dit vrai, nous n’avons rien à envier aux monumens de l’épopée antique. Bien loin de là, M. Sealsfield est supérieur à Homère de toute la supériorité du monde moderne sur la cité grecque. Ce sont des villes qui se disputent le chantre de l’Iliade ; c’est l’Europe et l’Amérique qui réclament l’auteur de Nathan. Les tribus de la Grèce ont trouvé dans l’épopée homérique l’idéale unité de leur patrie ; aujourd’hui, les peuples des deux hémisphères saluent dans les œuvres de M. Sealsfield l’unité grandiose de l’esprit moderne. J’ai cité M. Jung pour faire comprendre le succès passionné que M. Sealsfield a obtenu au-delà du Rhin et l’espèce d’éblouissement dont il a frappé les imaginations allemandes ; on n’attend pas de moi, sans doute, que je m’associe au jugement du spirituel critique. Au moment même où il porte si haut l’esprit moderne, c’est le méconnaître étrangement que d’appliquer les célèbres théories de Wolf à un romancier contemporain. Wolf a montré avec génie la part qu’un siècle et une société entière peuvent revendiquer dans les poèmes homériques : qu’on applique le même procédé aux chants des âges primitifs, aux épopées des peuples enfans, aux Eddas et aux Niebelungen, par exemple, rien de mieux ; mais à des romans, à des récits de notre siècle, à des récits d’une netteté si vive, d’un dessin si ferme et si pur ! en vérité, c’est abuser de Wolf et parodier un grand principe. J’ai une admiration sincère pour M. Sealsfield, je me garde bien cependant de l’admirer comme les critiques d’Allemagne. Lui-même, je ne suis pas sûr qu’il soit très satisfait de ce singulier enthousiasme. Un des traits principaux de M. Sealsfield, on le verra tout à l’heure, c’est assurément la précision. Au lieu d’un esprit mystique et nuageux, nous avons affaire à un observateur plein de franchise, à un peintre d’une vigueur extraordinaire. Comment cette fine et ferme intelligence n’eût-elle pas été plus d’une fois embarrassée de l’étrange attitude qu’on lui imposait ?