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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/491

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« On trouve ces trappeurs ou chasseurs depuis les sources de la Colombie et du Missouri jusqu’à celles de l’Arkansas et de la Rivière-Rouge, sur les bords de toutes les rivières tributaires du Mississipi, qui sortent des Montagnes-Rocheuses. Leur existence entière est consacrée à la destruction des animaux qui se sont multipliés sans fin, depuis des milliers d’années, dans ces steppes et dans ces prairies. Ils tuent le buffle sauvage, dont le cuir sert à leur vêtement et les haunches<ref> La bosse du bison. </<ref> à leur repas. Ils tuent l’ours pour dormir sur sa peau, le loup parce que cela leur plaît, le castor pour sa fourrure et pour sa queue. Ils reçoivent en échange de la poudre, du plomb, des jaquettes et des chemises de flanelle, de la ficelle pour leurs filets, et du wisky pour supporter les froids de l’hiver. Ils se jettent quelquefois par centaines dans ces déserts, où ils ont de sanglantes rencontres avec les Indiens. Le plus souvent ils se réunissent huit ou dix et s’associent pour l’attaque et la défense ; c’est une sorte de guérilla sauvage. Il est vrai que ceux-là sont plutôt chasseurs que trappeurs. Le vrai trappeur ne s’associe qu’un ami, lié à lui par un serment, soit pour un jour, soit pour une année, le plus souvent pour des années entières, car il leur faut bien ce temps pour découvrir les repaires des castors. Si un associé meurt, le survivant garde pour lui les peaux et le secret du séjour de ces animaux. Cette vie, que la crainte de la loi a fait embrasser à beaucoup d’entre eux, devient bientôt un besoin absolu, et cette liberté sans règles, sans frein, cette licence sauvage, il en est peu qui voulussent l’échanger contre la plus brillante position dans la société civilisée. Ces hommes vivent toute l’année dans les steppes, les savanes, les prairies et les forêts de l’Arkansas, du Missouri, de l’Orégon, qui enferment d’immenses steppes de sable et de pierres, en même temps que les plus riches campagnes. La neige et la gelée, le chaud et le froid, la pluie, l’orage, les privations de toute espèce, ont endurci leurs membres et épaissi leur peau comme le cuir du buffle qu’ils chassent. La constante nécessité où ils se trouvent de se fier à leur force corporelle produit en eux une confiance qui ne recule devant aucun danger, une vivacité de coup d’œil et une sûreté de jugement dont l’homme de la société civilisée ne peut se faire une idée. Leurs souffrances et leurs privations sont souvent affreuses ; nous avons vu des trappeurs qui avaient enduré des maux auprès desquels les aventures imaginaires de Robinson Crusoé ne sont que des jeux d’enfans, et dont la peau durcie ressemblait plus au cuir tanné qu’à l’enveloppe humaine ; l’acier ou le plomb pouvaient seuls la déchirer. Ces trappeurs présentent des phénomènes psychologiques dignes d’attention ; au sein d’une nature sauvage et sans bornes, leur intelligence se développe d’une façon étrange ; c’est une pénétration singulière, souvent même je ne sais quoi de grandiose, au point que nous avons trouvé chez plus d’un des traits de lumière dont les plus grands philosophes des temps anciens et modernes se seraient fait honneur.

« Ces dangers de chaque jour, de chaque heure, devraient, à ce qu’il semble, élever vers l’Être suprême les regards de ces hommes farouches. Il n’en est rien cependant. Leur dieu, c’est leur couteau de chasse ; leur saint, c’est leur carabine ; leur protecteur, c’est le creux de rocher qui leur donne asile. Le trappeur évite l’homme, et le regard dont il mesure celui qu’il rencontre dans le désert est plus rarement le regard d’un frère que celui d’un meurtrier, car