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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/660

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naturelle et sa pente à un fâcheux découragement. Jusqu’à l’époque où son magnifique talent éclata au grand jour, semblable à un fruit mûri longuement qui perce tout à coup son enveloppe, Gros, relevé de l’abattement par des circonstances fortuites et rejeté ensuite dans l’abandon de lui-même par l’insipidité des travaux auxquels il se voyait condamné, passa de longues années dans ces épreuves, fécondes peut-être après tout, car cette contrainte qui avait pesé sur sa jeunesse augmenta son ardeur sitôt que son talent eut le champ libre, et le fit arriver du premier pas à la célébrité.

Nous ne sommes pas encore parvenu à cette période brillante de sa carrière, moment unique dans la vie de l’artiste, celui où l’admiration s’élève autour de lui, où l’envie sommeille encore. Gros revient de Rome à Milan. Tombé du faîte de son enthousiasme, il se retrouve occupé de ses fonctions ou adonné de nouveau à l’exécution de ses petits portraits. Les amateurs conservent avec estime plusieurs des miniatures à l’huile qu’il exécuta dans ce temps ; elles ont toute la largeur de la grande peinture, et présentent en même temps des détails d’une grande délicatesse.

La commission des objets d’art avait achevé son œuvre, et Gros était resté dans l’armée avec son titre d’inspecteur aux revues. Il était dans la même situation où l’avait laissé Bonaparte, mais la fortune de son protecteur avait été plus vite que la sienne. Parfois Gros sortait de son apathie au bruit des victoires du conquérant de l’Egypte. Il voyait dans son imagination d’autres cieux, d’autres champs de bataille ; il pensait à ces Mamelouks, à ces chevaux arabes, à toute cette splendeur de l’Orient. Il se sentait appelé par toutes ces merveilles. « Si Bonaparte, disait-il, était parti de Milan ! si j’avais pu le suivre ! Qui me tirera de mes petites figures, de mes petits uniformes ? Tout cela m’ennuie et m’endort et endort mon talent. » Il se plaint en même temps de la solitude de son âme. Il voudrait vivre près de sa mère. « Si ma mère était près de moi, écrit-il, elle réglerait mon existence, ce que je suis incapable de faire moi-même. Oui, je le sens au fond de mon cœur, mon malheur est d’être seul. »

Régler ton existence, pauvre artiste ! Oui, sans doute, c’est le secret inconnu des hommes dominés par l’imagination ; sortir de l’abattement, écarter les vaines terreurs, sourire à ce que la vie offre de calme, de doux, surmonter sans faiblesse les épreuves cruelles, cette force, qui se rencontre quelquefois dans des natures simples, est rarement le partage des artistes, des poètes, de ces hommes chez qui une étrange mobilité d’impression est à la fois la source du talent et celle des plus cruels déplaisirs. Il semble que cette profonde tristesse qui saisit l’âme de Gros à plusieurs époques de sa vie s’y montre à ces époques différentes comme ce spectre fatal qui apparaît deux fois au dernier des