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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/671

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essais de l’artiste que les maîtres ont laissés en si grand nombre, tous ces témoins de la noble passion qui les agite toute leur vie, ne marquent point en grand nombre les différentes phases de la carrière de Gros, et néanmoins ses croquis, ses esquisses sont admirables et témoignent, comme ses tableaux achevés, de son extrême facilité. Peut-être une sorte de paresse, effet de son tempérament, lui faisait-elle redouter le labeur que le naturel le plus heureux ne peut s’empêcher de subir dans le travail de la composition. Le moment où il faut prendre les pinceaux, celui où l’homme de talent endosse la casaque de l’artiste et sort du cours facile et trivial de la vie ordinaire pour entrer dans le monde des nobles chimères, cette nécessité d’avoir la fièvre, en un mot, effrayait son indolence naturelle. Je tiens d’un artiste qui a vécu et travaillé avec Gros, que, dans le temps où il montrait le plus d’ardeur, et notamment pendant qu’il peignait la Bataille d’Aboukir, il s’arrêtait quelquefois, non pas que sa verve se refroidît, mais parce qu’il trouvait que sa tâche avait été assez longue pour la journée. Il lui arrivait de consulter sa montre pour savoir s’il était temps de quitter le travail et de déposer, avec sa palette, le fardeau de l’inspiration. Le travail n’en était ni plus froid ni plus contraint.

Cette disposition de Gros, heureusement assez rare chez les grands artistes, nous a fait perdre assurément beaucoup de beaux ouvrages. Sans doute il suffit d’un petit nombre pour la mémoire de l’artiste, mais il semble qu’indépendamment du plaisir qu’il trouve à composer, il doit être possédé du désir de réaliser de plus en plus, de serrer en quelque sorte de plus près, et d’ouvrage en ouvrage, cet idéal insaisissable dont il croit se rapprocher à chaque nouvel essai. Les peintres devraient songer aussi à la fragilité de leurs productions. Un incendie va consumer des milliers de beaux ouvrages ; des accidens sans nombre conspirent contre le bois et la toile, ces dépositaires de leurs inspirations ; ne semble-t-il pas qu’en multipliant leurs ouvrages dans la mesure de leurs forces, ils augmentent la chance de surnager sur la mer de l’oubli ? Gros, si amoureux de la gloire, eût dû être touché de cette considération.

Par une conséquence toute naturelle de cette nonchalance, il avait besoin d’être excité au travail par les commandes. Il n’a guère entrepris que des ouvrages demandés d’avance ; c’est pourquoi le nombre des portraits qu’il a laissés est relativement plus considérable que celui de ses compositions. Il en a fait d’excellens, surtout ceux où il pouvait donner carrière à son invention. L’importance des personnages qu’il a peints, et qui ont été presque tous les généraux ou les hommes notables de son temps, justifie cette disposition. Il lui est arrivé très souvent aussi d’élever à des proportions historiques les portraits de personnes inconnues, qui se trouvaient ainsi grandies par la