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trouve son compte. L’œuvre et l’auteur s’expliquent l’un par l’autre, l’un et l’autre doivent être également étudiés. A part la nature même du génie d’un artiste, la position sociale, l’éducation, les circonstances extérieures, ont de puissantes influences sur la direction de son goût et de son talent. Des qualités qu’on peut lui reconnaître, des torts qu’on peut lui reprocher, quelques-uns sont à lui, plusieurs à l’école dont il a sucé le lait, d’autres à son siècle. Ainsi, l’artiste qui se livre aux flots de la mode, aux agitations du monde, éparpille son talent en essais éphémères et gaspille sa destinée. Interrogé sur ce qu’il fallait faire pour devenir original, un philosophe répondit : « Vivre seul, ne rien lire, et se promener beaucoup. » Et, de fait, dans les arts d’imitation, les grandes et belles œuvres ne peuvent s’enfanter qu’au sein du calme et de la retraite, comme aussi dans la retraite et le calme seuls peuvent éclore et mûrir les grands ouvrages littéraires. « Comment avez-vous pu tant écrire ? demandait-on à Voltaire. — C’est en ne vivant point à Paris. » Ainsi, le génie de Poussin se sentait mal à l’aise sur le théâtre de la cour de Louis XIII. Un instant, peut-être, « ce ne lui eût pas été peu de plaisir (il le dit lui-même) que de sortir quelquefois de l’orchestre pour, d’un petit coin et comme inconnu, pouvoir goûter le jeu des acteurs, » et bien vite il aspira vers Rome, fuyant ses protecteurs autant que les tracasseries de Vouët et de Fouquières. De même Le Sueur abritait dans la solitude et fécondait silencieusement sa pensée en s’isolant des intérêts du siècle. Ainsi encore ont fait Ingres et Robert. Nulla dies, disait Zeuxis cité par Pline, nulla dies sine linea.

C’est surtout de l’artiste qui se sera montré original et aura procédé seulement de lui-même, qu’il sera juste de dire que sa vie est le meilleur commentaire de ses productions. Elle en est, en effet, l’explication naturelle et comme l’histoire. En général, les artistes écrivent peu ; mais ce qu’on a recueilli de leurs lettres jette un grand jour sur les pensées et les doctrines, sur l’art et la science que reflètent leurs œuvres. Les Lettere pittoriche du recueil donné par l’évêque Bottari sont un monument inestimable des maîtres des XVIe et XVIIe siècles. Il est curieux de voir ces beaux génies, dont la langue naturelle était la ligne et la couleur, achever avec la plume la pensée du crayon et du pinceau, se compléter ainsi eux-mêmes, et suppléer à l’obscurité des traditions que le temps nous a léguées sur la plupart d’entre eux. La publication des lettres de Nicolas Poussin a rendu un important service à l’histoire de l’art comme à celle de l’esprit humain, et ce livre plein de charme a moins de lecteurs qu’il n’en mérite. C’est par Poussin et par Le Sueur que les qualités suprêmes de la grande et véritable peinture sont entrées dans notre école, ou, pour mieux dire, l’ont constituée. De quel intérêt n’est-il point, dès-lors, de suivre pas à pas, jusqu’au degré éminent de doctrine où il est parvenu, ce Poussin dont la