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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/1013

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ce singulier château est ouvert de toutes parts ; tout y parle de négligence séculaire et d’indolence invétérée. Une forêt d’ormes inégaux a poussé sans culture sur les parapets et dans les fossés. Un ou deux bâtimens à toits pointus, couverts d’ardoises brisées, s’élèvent, plantés de travers, à la place de la tourelle du centre ou de la salle de réception. Des charrues en mauvais état et des herses rouillées sont jetées pêle-mêle au milieu des écussons armoriés et des débris d’ogives ; moutons, bœufs et chiens de chasse se promènent lentement le long des terrasses écroulées qui descendent vers la mer ; les bassins et les viviers sont encombrés de plantes parasites qui répandent au loin leurs miasmes putrides. Enfin, si vous pénétrez sous la voûte dont les pierres se détachent et tombent, vous ne trouverez personne pour vous recevoir, et vous pourrez traverser sans encombre une vaste cour aux dalles brisées, obstruée de ronces et de débris. De grands corridors déserts vous montreront à droite et à gauche les portes ouvertes d’appartemens abandonnés et qui n’ont plus même de meubles. Toute la famille, qui porte un nom plus antique que celui des Coucy, s’est réfugiée dans une tourelle à demi conservée. Là, elle vit sans nul pansement, comme dit La Fontaine, sur les débris de sa gloire et de sa fortune. Le feu brille dans la grande cheminée ; souvent le chorus de l’orgie se mêle au bruit de l’océan voisin ; le patriarche goutteux, dont la veste brodée et fanée a vu de meilleurs jours, et dont l’œil pétille encore sous son front large couronné de boucles blanches, n’est pas le dernier à maudire le Saxon ; demi-paysan et demi-gentilhomme, il porte des bas de laine noire, une vieille culotte de velours tanné, des boucles qui simulent le diamant, le jabot du temps de Louis XV et l’habit à la française. Il a passé sa vie à vendre bon marché et acheter cher, et à « brûler la chandelle par les deux bouts, » comme dit Panurge. Son jeune fils, lieutenant de cavalerie, et son fils aîné, qui doit hériter du titre, marchent dans la même voie. Le patrimoine ayant disparu tout entier, on n’a plus souci de rien, et il y a cent à parier contre un que tous conspirent ensemble ou isolément contre les oppresseurs. Bien que le domaine et le château en ruines soient hypothéqués ou engagés pour le double de leur valeur, et que l’inextricable labyrinthe des créances usuraires qui ont englouti le patrimoine remonte à six générations au moins, personne n’ose faire déguerpir la famille. Ses vassaux, tout aussi pauvres qu’elle, chasseraient les envahisseurs à coups de fusil ou de bâton. Que la nécessité ou le hasard amènent un Anglais dans ces parages déserts, on ne lui indiquera pas sa route ; des essaims de mendians déguenillés l’entoureront en pleurant et en riant pour lui demander l’aumône, et le dernier paysan de la montagne sera mieux accueilli que cet étranger.

En redescendant vers la partie centrale de l’île, vous trouvez les bogs,