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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/1018

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nobles instincts de l’Irlande ; aussi est-ce le meilleur ouvrage de l’écrivain.

La ferveur irlandaise, d’ailleurs assez contraire au bon ton, anime le récit de Lorrequer, où l’on trouve les gesticulations italiennes et les élans picaresques des Espagnols, que ne corrige pas la grace facile du Midi. Les aventures de Henriot Lorrequer (Harry Lorrequer) nous offrent les mécomptes d’un sous-lieutenant fort étourdi ; on ne peut pousser plus loin que ce personnage la vivacité, la bravoure et l’inconséquence. Il se met en route aujourd’hui dans une chaise de poste et fait cinquante lieues sans prendre haleine, sous l’orage, pour rattraper une diligence qui n’est pas encore partie. Demain, jouant le rôle d’Othello pour l’amusement de ses amis, il se couche sans se débarrasser de l’enduit dont il a noirci sa figure, et à six heures du matin il apparaît à la revue devant son colonel et tout l’état-major, l’épée en main, revêtu de son uniforme, mais orné d’une physionomie et d’un visage mauresque. Courant sans trêve et sans relâche de mariage manqué en mariage manqué, il finit par échapper malgré lui-même à une soixantaine de liens matrimoniaux ; cette vivacité d’écureuil, l’exposant à mille mésaventures, le balance éternellement du succès à la défaite. Toujours sur la grande route du succès, il reste toujours en route. Il ne pense à rien, se jette dans un guêpier, en sort par miracle, touche un but inespéré, le manque, recommence, espère toujours, fait encore naufrage et remet à la voile. Enfant par la naïveté du caprice et l’adoration de l’imprévu, Lorrequer est l’Irlandais par excellence. Suivons-le à cette table d’hôte de Dublin, qui groupe la plus mauvaise compagnie de l’Europe. Raffinement, indolence, étourderie, grossièreté, luxe, pauvreté rebutante, tout y est ; ce petit coin de l’Europe, placé en dehors de la brillante sphère du commerce anglais et des splendeurs aristocratiques, réunit et concentre quelques-uns des accidens les plus baroques de la civilisation et de la barbarie. Il y a là des officiers qui n’ont servi qu’au Mexique, des chanoines qui font courir et parient, des coquettes qui se prétendent religieuses, des chanoinesses qui jouent un jeu d’enfer, et des savans qui savent mieux le kelte que l’anglais. N’oublions pas parmi ces grotesques le bon docteur Finucane, un étrange docteur, dont le nom est moins singulier que la vie.

A trente-cinq ans, il ne s’occupait que d’expéditions plaisantes et de facéties plus dignes de Figaro que de la gravité de sa profession ; honnête cependant, brave, spirituel, babillard comme une pie, fécond en histoires de toutes les espèces, ne disant pas un mot de vérité quand il plaisantait, il ne proférait pas un mensonge dans la vie sérieuse. Finucane avait cinq pieds tout au plus, les cheveux crépus, la figure ronde, l’air riant, les joues fraîches, la repartie vive, et se connaissait assez bien en chirurgie, habileté particulière que ses concitoyens mettaient