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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/163

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silence prolongé ; quelques personnes disaient que l’attaque n’aurait lieu qu’à midi. Enfin, une rumeur vague parcourut la ville. On disait que le roi avait capitulé. Les Milanais refusèrent d’abord d’ajouter foi à un bruit aussi extraordinaire. Les deux premiers malheureux qui l’apportèrent sur la place du Marché furent massacrés par le peuple, qui les prit pour des Autrichiens déguisés, venus pour semer la discorde entre les Piémontais et les Lombards ; mais bientôt les mille voix qui murmuraient tout bas cette affreuse nouvelle devinrent plus distinctes, le nuage se dissipa : le sort réservé à Milan était aussi horrible qu’inévitable. Les troupes piémontaises allaient partir, déjà même une portion de l’armée s’était mise en marche ; tous nos chefs civils et militaires étaient absens ou prêts à suivre le roi ; le peuple allait demeurer seul, livré aux soldats de Radetzky, qui entreraient ce jour-là même à six heures de l’après-midi.

Je renonce à donner une idée de la consternation profonde qui, en un instant, s’empara de la malheureuse population à laquelle on dérobait ainsi la victoire avant le combat. Tous, nous étions fous de douleur. Les hommes pleuraient, se cachant la tête dans les mains. Plus accoutumées aux larmes et moins honteuses d’en verser, les femmes couraient éperdues de rue en rue, de groupe en groupe, en poussant des cris d’effroi. J’ai vu de mes propres yeux un vieillard, foudroyé par l’horrible nouvelle, tomber raide sur le pavé, qu’il rougit aussitôt de son sang. J’ai entendu ce jour-là des sons étranges ; j’ai vu des spectacles tels que les rêves de la fièvre n’en avaient jamais présenté de semblables à mon imagination. Enfin l’indignation succéda au désespoir. On se jura d’empêcher le roi de partir, on se promit de le contraindre à déchirer la capitulation. La multitude irritée se porta devant le palais Greppi ; un bataillon de carabiniers à cheval y stationnait quelques instans auparavant, mais il se retira pour ne pas accroître l’exaspération populaire. En un instant, les équipages du roi et de sa suite furent renversés ; on en construisit des barricades ; on entoura, on envahit le palais. Interpellé par une députation de la garde nationale, le roi répondit en désavouant la capitulation ; puis il suivit à regret les députés sur le balcon, d’où il harangua le peuple, s’excusant sur l’ignorance dans laquelle il était des véritables sentimens des Milanais ; il se déclara satisfait de les savoir si bien disposés à la défense, et il s’engagea solennellement à se battre à leur tête jusqu’à son dernier sang. Quelques coups de feu avaient été d’abord dirigés contre Charles-Albert. Aux derniers mots de son discours, le peuple répondit par ce cri : « S’il en est ainsi, déchirez donc la capitulation. » Le roi, tirant alors de sa poche un papier, le tint en l’air pour que le peuple pût le voir, et puis le déchira.

Toute la ville sut bientôt que la capitulation avait été déchirée, que