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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/234

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l’inspiration se montre rebelle. Il se dégoûte de son travail ; il veut et ne veut plus. A peine a-t-il le pinceau à la main qu’il écrit à M. Marcotte :

« J’ai commencé mon tableau. C’est un sujet si original que je ne puis savoir ce qu’il en adviendra, et quoique j’aie la certitude qu’il ne sera pas reçu défavorablement, je suis capable, je vous assure, d’abandonner cette composition ; car la première condition pour obtenir un résultat avantageux est d’être inspiré par son sujet, surtout dans le genre que je traite. Vous allez blâmer la présomption que j’ai montrée en disant que j’étais sûr du succès ; mais l’expérience m’a fait reconnaître qu’habituellement j’ai une idée assez avantageuse, non de ce que je fais, mais de ce que je ferai, tant la nature m’apparaît belle et noble ! Aussitôt donc que j’entreprends un sujet que j’ai vu si beau dans mon imagination, je me dépite d’abord de ne pas faire comme je voudrais ; mais, tout en étant tourmenté par les difficultés, je me sens une ténacité dans le caractère qui m’oblige à continuer, de manière qu’à force de patience, de raisonnemens et de tâtonnemens, j’obtiens quelque succès à la fin de mes travaux. J’espère qu’il en sera ainsi pour ma présente page. J’ai fait une espèce de carton bien charbonné où je vois mes masses. Il me facilitera pour l’effet. J’ai commencé mon tableau, et j’ai eu des opérations de perspective à faire avec des dessins et des mesures à prendre d’après nature. J’ai aussi fait, hier, une course assez longue pour observer le caractère des habitans des environs.

« Vous m’engagez à mettre la scène que je traite à une époque un peu antérieure, pour ménager plus de ressources. Je crains, si je change trop, d’être critiqué, et surtout de perdre ce cachet de vérité qui, jusqu’ici, m’a valu quelques éloges. J’ai l’intention de réunir tout ce que j’ai vu qui puisse s’accorder ; voilà tous les changemens que je me propose. En agissant ainsi, j’ai bien plus l’espérance de soutenir ma réputation qu’en demandant à mon imagination des caractères que je n’ai point vus. Si je veux faire un pendant à mes Moissonneurs et à ma Fête de la Madone de l’Arc, je dois représenter le peuple plutôt que la société. J’avoue qu’il est épineux de chercher à mettre de la noblesse là où tout le monde ne voit que caricature ; mais il faut la sentir, et j’ai quelque espérance. Il me tarde que mon tableau soit ébauché » (Lettre à M. Marcotte. Venise, 20 mars 1833.)

Dans une autre lettre au même (16 juin), il décrit ainsi sa composition : « Ma scène est prise à Palestrina sur le bord des lagunes, à huit lieues de Venise. Au milieu du tableau est un vieux pêcheur dans son caban. Il est assis et occupé à arranger un grand filet qu’un jeune homme, à sa droite, met en rouleau. A la gauche est le jeune chef de l’embarcation. Il attend, pour donner ses ordres, la fin du travail, et s’appuie sur le bout de colonne où est attaché le câble de son petit bâtiment. Entre lui et le vieux marin est un pêcheur agenouillé qui réunit