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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/319

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cet écrivain dont les blasphèmes ont dépassé tout ce qu’imagina jamais le plus furieux délire, c’est le même qui redouble de ménagemens et de scrupules pour ne pas trop heurter l’athéisme des nouveaux hégéliens. Il est évident, à mes yeux, que toute la philosophie contenue dans ce livre des Contradictions économiques s’adresse beaucoup moins à la France qu’aux docteurs d’outre-Rhin. Il y a des chapitres entiers complètement inintelligibles pour qui ne connaît pas la situation de la jeune école hégélienne. Ceux qui ont lu le prologue de l’ouvrage ont dû être fort étonnés de voir ; l’auteur s’humilier, demander grace pourquoi ? parce qu’il commence toutes ses explorations scientifiques par l’hypothèse d’un Dieu. Il s’en excuse, en effet, comme d’une énormité ; il avoue sa confusion, comme s’il supposait une chose impossible, inouie, injurieuse pour le genre humain. A qui sont destinées ces monstrueuses justifications, si ce n’est à M. Feuerbach, à M. Stirner, à M. Charles Grün ? Et enfin, quand il formule ses conclusions, ce n’est pas contre ses millions d’adversaires qu’il s’efforce de les soutenir, c’est contre la petite bande des humanistes. Il n’y a d’école sérieuse que celle-là ; il n’y a d’adversaires dignes de lui que M. Feuerbach et ses adeptes. Lors donc qu’il se sépare des jeunes hégéliens, on voit encore que ses plus ardentes sympathies, disons mieux, que ses seules sympathies sont là. Schismatique, il est toujours plein de tendresse pour l’église qui l’a nourri.

Ce n’est pas à moi de prendre parti pour l’église hégélienne, encore moins de justifier l’hérésiarque. Entre M. Charles Grün et M. Proudhon, grace à Dieu, je n’ai pas à choisir. Cette situation d’esprit assure précisément mon impartialité et m’autorise peut-être à juger le différend. Or, puisque une même méthode est commune aux deux partis, puisque une même charte les gouverne, je suis forcé, au nom de cette charte, de donner tous les torts au réformateur français. Une fois les principes posés, M. Proudhon n’avait pas le droit de s’arrêter en chemin, et une déduction courageuse de ses prémisses l’aurait invinciblement ramené dans le giron de l’église qu’il a trahie. C’est lui qui a comparé l’humanité à l’Ève de Milton adorant son image dans les ondes transparentes du ruisseau ; c’est lui qui a dit : « Toute idée de Dieu est un anthropomorphisme. » Comment donc se fait-il que ce Dieu, après n’avoir été d’abord qu’une hallucination de notre esprit, devienne ensuite « un infini aussi réel que le fini, » un être concret, un adversaire, hélas ! vigoureusement armé, et à qui nous devons faire, sous peine de périr, une guerre de toutes les heures et de tous les instans ? De la première proposition à la seconde, le lien nous échappe. Ce que M. Proudhon reproche surtout à l’humanisme, c’est de conserver Dieu tout en le transfigurant dans l’homme. L’humanisme, dit-il, n’est que le théisme retourné ; c’est une religion plutôt qu’une science ; la porte