Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/358

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les masques. Or, comme ces deux figures avaient réussi du premier coup, comme elles étaient au nombre de ses plus magnifiques études, il s’obstina à les conserver au milieu de toutes les transfigurations de sa toile. De là une incroyable difficulté dans l’agencement successif des figures voisines pour les faire cadrer avec ce premier motif ; de là défaut d’équilibre dans l’entente générale du tableau. Il faut avouer encore, pour en finir avec les reproches, que Robert avait moins saisi le caractère vénitien qu’il ne s’était souvenu, en peignant ses Chiozzotti[1], des beautés particulières à la race romaine.

Une défense en quelque sorte posthume de son œuvre se trouve dans une de ses dernières lettres inédites, adressée à M. Marcotte le 14 janvier 1835. Le pauvre Léopold était exaspéré à la lecture d’une vive critique mise dans la bouche d’un gondolier et publiée dans une feuille de Venise, durant l’exposition des Pêcheurs. Il avait été accablé d’éloges exagérés par les curieux de toute classe qui faisaient procession dans son atelier. On lui avait annoncé l’intention de l’exalter dans les journaux. A l’enthousiasme d’un certain comte quelque peu clerc, la forte plume de l’endroit, qui avait passé, près d’une journée en admiration devant le tableau, on eût dit qu’il allait composer un poème en l’honneur du peintre ; cependant l’attaque du prétendu gondolier était le seul mot imprimé à Venise sur son œuvre. Et personne qui répondît à ce dénigrement ! « Ah ! s’écriait Robert, ce souvenir, avec mes lettres, sera une bonne leçon pour ceux qui commencent un ouvrage considérable d’une manière inconséquente, tout animés qu’ils sont de la volonté de bien faire !… En lisant cet article, je serais fâché que vous crussiez que la nature n’ait pas été mon guide. J’avoue avec le gondolier que la scène ne se présentera pas semblable dans la nature comme détails : on rencontrerait plus facilement la marque de la misère physique et morale ; mais je le répéterais à extinction : s’il fallait représenter la nature comme on la trouve, sans choix, je jetterais mes pinceaux au feu. On me reproche de ne pas avoir été vrai, et moi je dirai que je doute beaucoup (je pourrais dire que j’en suis sûr) que le judicieux écrivain ait jamais vu Chioggia. Il parle de ces Chiozzotti qui se tiennent près de la place Saint-Marc ; mais il faut que vous sachiez que près de cette place sont les barques de Chioggia conduites par cette catégorie de gens qui n’a plus le vrai type, dont le costume s’abâtardit ainsi que le moral. Figurez-vous ce que peuvent être comme caractère des êtres qui, depuis le commencement de l’année, les mêmes jours, aux mêmes heures, font incessamment les mêmes voyages. Ce ne sont plus que des machines, moralement parlant. Ils passent la moitié de leur vie avec la lie du peuple de Venise, ce qui contribue encore à leur donner un

  1. Habitans de Chioggia, en dialecte vénitien Chiozzia ; de là Chiozzotti.