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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/489

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« — Mademoiselle Eyre, vous n’êtes pas aussi naïve qu’Adèle : elle demande un cadeau à grands cris dès qu’elle me voit ; vous, vous battez les buissons.

« — Adèle peut invoquer le droit d’une vieille connaissance et de la coutume, car elle dit que vous avez l’habitude de lui donner des jouets. Quant à moi, je serais bien embarrassée de me trouver un titre, puisque je suis étrangère, et que je n’ai rien fait qui mérite une marque de reconnaissance.

« — Oh ! ne faites pas trop la modeste ; j’ai examiné Adèle, et je vois que vous vous êtes donné beaucoup de mal pour elle. Elle n’a pas de grandes dispositions, mais vous l’avez beaucoup améliorée.

« — Monsieur, vous venez de me donner mon cadeau, je vous remercie. L’éloge des progrès de son élève est la récompense la plus enviée de l’instituteur.

« — Holà ! dit M. Rochester, et il prit son thé en silence. »


La conversation continue sur ce ton fantasque et hargneux du côté de M. Rochester, et avec la même décision et la même promptitude à la réplique de la part de Jane Eyre. Harcelée de questions brusques, ironiques ou bienveillantes, suivant le caprice du maître, Jane Eyre du même coup raconte son histoire et subit un véritable examen.


« — Jouez-vous du piano ? demande le pacha en connaisseur dédaigneux. — Un peu. — La réponse est stéréotypée. Entrez dans la bibliothèque, — s’il vous plait, veux-je dire. (Pardonnez-moi ce ton de commandement ; j’ai l’habitude de dire : Faites cela, et on le fait. Je ne peux changer maintenant ce vieil usage.) Allez donc dans la bibliothèque ; laissez la porte ouverte. Asseyez-vous au piano, et jouez un air. — Je me levai, et suivis ses indications. — Assez, me cria-t-il au bout de quelques minutes ; vous jouez un peu, à ce que je vois, comme une pensionnaire anglaise, mieux que quelques-unes peut-être, mais pas bien. — Je fermai le piano et je revins. Après la musique, la peinture. — Adèle m’a montré quelques esquisses ce matin qu’elle dit être de vous. Un maître vous a probablement aidée ? — Non, assurément. — Ah ! ceci respire l’orgueil. Voyons votre portefeuille. — Il choisit quelques aquarelles dont je passe la description. — Où avez-vous pris les copies de ceci ? — Dans ma tête. — Cette tête que je vois sur vos épaules ? — Oui, monsieur. — Il déploya les aquarelles devant lui, et les examina attentivement. — Étiez-vous heureuse quand vous avez fait ces dessins ? — J’étais absorbée, monsieur ; oui, et j’étais heureuse. Peindre était la jouissance la plus vive que j’eusse connue. — Ce n’est pas beaucoup dire. Et étiez-vous satisfaite du résultat de vos ardens travaux ? — Loin de là : je souffrais du contraste qu’il y avait entre mon idéal et mon œuvre. Je me sentais absolument impuissante à réaliser ce que j’avais rêvé. — Pas tout-à-fait ; vous avez fixé l’ombre de vos pensées, mais rien de plus probablement. Vous n’avez pas assez de science et d’habileté technique pour les rendre complètement. Cependant, pour une écolière, ces esquisses sont remarquables ; les motifs en sont fantastiques. Vous avez copié vos rêves… Qui vous a appris à peindre le vent ? Voilà une tempête dans le ciel et sur cette hauteur. Où avez-vous vu Latmos, car c’est Latmos. C’est là… Retirez ces dessins. — J’avais à peine noué les cordons du portefeuille, que, regardant sa montre, il dit brusquement : Il est neuf heures ;