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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/494

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comme l’aile d’un poulet étique, et je crus en avoir fini avec toute la clique ; mais malheureusement, six mois après, la Varens m’attribua cette fillette, Adèle. Elle affirmait qu’elle était ma fille ; c’est possible, mais je ne retrouve pas dans sa figure les preuves de ma laide paternité : Pilote me ressemble davantage. Quelques années après notre rupture, sa mère l’abandonna pour courir l’Italie avec un chanteur. Je ne dois rien à Adèle, car je ne suis pas son père ; mais, apprenant la situation de ce pauvre petit être, je l’enlevai aux boues de Paris, et je le transplantai ici pour l’élever sainement sur le sol salubre de la campagne anglaise. Je garde cette petite fleur française, dont la vue souvent m’importune, conformément au principe des catholiques qui croient expier de nombreux péchés par une bonne action. Maintenant que vous savez que votre élève est l’enfant d’une fille d’opéra française, vous allez peut-être me prier de chercher une autre gouvernante. Mais rentrons, le jour tombe. Adieu. »


De causerie en causerie, de confidence en confidence, par l’habitude de cette camaraderie originale, le gentilhomme et l’institutrice, Rochester et Jane Eyre, finissent bientôt par s’aimer. D’abord Rochester n’en dit rien, et Jane Eyre ne s’en aperçoit guère. Elle ne découvre son propre attachement qu’en voyant Rochester auprès d’une autre femme. Le maître de Thornfield, prolongeant jusqu’à l’été son séjour au vieux manoir, adresse quelques invitations à la nobility et à la gentry du voisinage. Thornfield se peuple pendant quelques semaines d’hommes, de femmes du monde, et nécessairement de demoiselles à marier. L’homme élégant se réveille chez Rochester ; Jane Eyre, en le voyant, du coin de l’œil et de son humble chaise d’institutrice, coqueter dans le cercle des jeunes filles ou s’enfuir au galop dans le lointain des avenues, à côté d’une belle amazone, apprend qu’elle aime en se sentant jalouse. Ce n’est qu’un nuage, car la passion de Rochester éclate bientôt avec de fiévreuses alternatives de tendresse et d’inquiétude. Il veut épouser Jane Eyre : le mariage va s’accomplir ; mais tout à coup le mystère de la vie de Rochester se déchire. Rochester est déjà marié ; dans sa jeunesse, lorsqu’il n’était encore que cadet de famille, son père l’avait forcé d’épouser à la Jamaïque la fille d’un riche créole. Cette femme, abrutie par de dégoûtantes passions, l’a déshonoré ; puis elle est tombée dans une folie furieuse. Elle vit encore. Rochester, en héritant du château paternel, l’y avait conduite en secret et l’y tenait emprisonnée sous la surveillance d’une servante. Plusieurs fois même, la folle avait trompé la vigilance de sa gardienne et avait essayé d’allumer dans le château des incendies demeurés inexplicables pour les autres habitans. Sans la folie de cette femme, Rochester eût été sûr d’obtenir le divorce ; mais la loi ne lui permettait point d’intenter un procès à une insensée. Après de longs combats intérieurs, il avait voulu briser enfin la fatalité de sa vie, et n’avait pas cru violer la justice en foulant aux pieds la lettre d’un texte qui en démentait l’esprit, Cependant, le