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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/497

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l’ivresse de l’opium. D’ailleurs, au fond de cette littérature, que l’on ne dirait plus faite que pour une nation efféminée et pourrissante, il y a une maladive paresse, une honteuse stérilité, tous les signes qui annoncent la caducité et la mort des écoles littéraires. À la fin du XVIIIe siècle, au moment où le romantisme, cette insurrection de l’Europe contre le goût français, allait éclater, le génie le plus puissant de cette révolution, Goethe, s’arrêta un instant à Strasbourg, comme s’il hésitait sur la frontière de deux mondes poétiques. Après avoir interprété l’étude de notre littérature par l’observation de nos mœurs, il se décida contre nous. La vie des Français, dit-il, lui parut quelque chose de trop arrêté, de trop convenu, de trop apprêté, et le dégoûta du formalisme artificiel, de la monotonie impuissante de la littérature d’alors : il se tourna vers les Anglais, et adora Shakespeare. Il explique, par des raisons bien vives et bien vraies, l’ascendant que la poésie anglaise exerçait en ce moment sur toutes les jeunes imaginations agitées de pressentimens généreux. La littérature anglaise leur paraissait plus imprégnée des sèves de la vie ; elle était plus réelle, plus variée, plus sympathique, plus humaine. Suivant Goethe, elle devait ce caractère à la mâle activité de la société anglaise, travaillée en tous sens et remuée sans cesse par les luttes politiques, par le mouvement des affaires publiques, qui entretiennent dans un peuple les dramatiques vicissitudes de fortunes et le déploiement des forces individuelles. Je crains qu’entre la littérature française et la littérature anglaise ces différences aient moins disparu qu’on ne croit depuis le temps de la jeunesse de Goethe ; je crains que, malgré notre épilepsie révolutionnaire, nous n’ayons trop conservé encore de l’ancienne stagnation de nos mœurs, et qu’en matière littéraire nous soyons encore revenus aux conventions artificielles et aux routines éreintées. Pourtant, si Goethe a dit vrai, si les agitations politiques donnent à la poésie l’air, la lumière, le mouvement, la santé ; s’il est vrai aussi que les révolutions soient l’âge romanesque des peuples, c’est le cas aujourd’hui, pour le roman français, de sortir d’une ornière qui avait fini par devenir un ruisseau. La révolution de février a eu pour avant-coureurs et pour auxiliaires des romans bien mauvais ; au moins qu’elle en suscite de bons. Elle nous doit cette revanche. Vienne donc aussi la réaction littéraire, et que le mot de Turgot reprenne sa vérité effacée : « Les romans sont des livres de morale, ce sont même les seuls où j’aie vu de la morale ! »

Eugène Forcade.