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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/507

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Au milieu de la tristesse où nous jette le spectacle de cette grande ruine politique à laquelle nous assistons, c’est à peine si nous avons le cœur de regarder de plus près aux détails. Dans cet immense édifice qui vacille et qui penche, nous voudrions ne pas trouver ces individus acharnés à s’y arranger un logement, les uns par naïveté d’espérance, les autres par ambition désespérée. Nous voudrions fermer les yeux sur toutes ces petites passions intéressées qui ajoutent au sombre aspect de l’emportement machinal auquel obéit la multitude, en mêlant dans une même rencontre les calculs étroits et vicieux des hommes avec les erreurs involontaires de l’humanité ; mais qui ne se sentirait l’ame révoltée quand on voit déjà les charlatans d’affaires et les charlatans de phrases se jeter à genoux du côté du soleil levant ? Écoutez les premiers et laissez-leur le champ libre ; ils vont enfin trouver une politique à laquelle ils pourront accrocher leur enseigne. Le prince Louis saura composer un cabinet ; on comprend ce que cela veut dire. Écoutez les seconds : le prince Louis entrera dans leur pensoir, comme Aristophane appelait la classe où il faisait fabriquer des sophistes par le Socrate des Nuées. Le prince Louis instituera le gouvernement des penseurs. La pensée, dans ce vocabulaire d’esprits médiocres et de consciences larges, la pensée, c’est cette complaisance intellectuelle et morale qui accepte, sous air de haute et indifférente supériorité, toutes les affections comme tous les systèmes. Méchans artisans de mots sonores, on sait bien ce que vous demandez sous la magnificence de vos déclamations pédantesques ; il vous faut, comme aux plus vulgaires, un lopin de pouvoir. Serait-il vrai que l’ame honnête de M. Barrot se fût fourvoyée au milieu de ces cupidités qui remuent à l’ombre de la candidature impérialiste ? Nous attendons pour le croire qu’une aberration si regrettable nous soit mieux prouvée. Tous les souvenirs de la vie de M. Barrot devraient le défendre contre le charme qui, dit-on, l’a fasciné.

À qui la faute si ce charme exploité par l’intrigue, subi par la faiblesse, captive aujourd’hui les masses et les entraîne à la suite de leurs antiques penchans sans leur permettre d’écouter la raison ? À qui la faute, si beaucoup d’entre ceux qui, raisonnant au contraire, veulent par raisonnement l’ordre et la sécurité dans le pays, s’en vont maintenant à la remorque des masses ? Républicains de toute couleur, qui, pour votre mal et pour le nôtre, vous êtes baptisés républicains de la veille, reconnaissez donc votre ouvrage. Vous avez voulu le vote universel ; c’était une dangereuse expérience, nous ne l’aurions pas tentée, et vous confessez aujourd’hui que nous aurions eu raison. Vous comptiez sur ce droit nouveau pour établir votre empire, et de partout il a tourné contre vous ; il a fait justice de vos niaiseries ou de vos égaremens, et le voilà maintenant qui va bien au-delà, qui, en haine de la licence, invoque la mémoire d’une terrible souveraineté, qui, par rancune contre le despotisme des minorités, cherche à relever le fantôme d’un despote unique. Nous aussi nous sommes désolés de cet irrésistible écart, parce que, si vous aimez beaucoup la liberté pour vous, nous aimons bien plus la liberté pour tous. Mais encore une fois à qui la faute ? Vis-à-vis d’un pays pourvu d’un instrument de résistance aussi redoutable, il fallait un gouvernement d’une délicatesse extrême, ne touchant à rien qu’avec une prudence infinie, ne maniant rien qu’avec des mains pures, ne conduisant rien qu’avec des vues d’ensemble et des idées saines. Les républicains de la veille ont fait tout l’opposé : ils ont gouverné en pressurant le pays par