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I

Les Croates, qui sont une tribu de la race illyrienne contenue entre la Drave, le Danube, la mer Noire, les Balkans, l’Adriatique et les Alpes tyroliennes, ont joué le rôle le plus intelligent et le plus actif au milieu de cette crise d’une si vaste portée politique et sociale. Si l’inspiration et l’instinct ont eu plus d’empire que la science sur leurs rudes esprits, il ne serait cependant pas exact de dire que la réflexion, la politique, dans son acception simple et vraie, aient été étrangères à leurs combinaisons, aujourd’hui victorieuses. Pour des barbares, les Illyriens de la Croatie ont remarquablement raisonné, et, bien qu’ils aient été amenés sur le théâtre de l’action beaucoup plus tôt qu’ils ne l’espéraient, ils ont sagement conduit leur naissante fortune. Aussi bien cette même sagesse a-t-elle présidé aux humbles commencemens de l’illyrisme[1].

En 1835, lorsque M. Louis Gaj, très jeune, encore inconnu, sans autre ressource qu’un talent flexible et sans autre autorité que celle d’une conviction ferme, essaya d’agiter la Croatie dans un intérêt national et dans une pensée hostile aux Magyars, les circonstances lui commandaient la plus grande réserve. L’entreprise à laquelle il se livrait ainsi avec la foi de la jeunesse était, à y regarder de près, aussi menaçante pour l’Autriche allemande que pour la Hongrie magyare. Il y avait des périls certains, inévitables à attaquer l’Autriche en face. L’oeuvre et l’écrivain eussent été précipités, par cette imprudence, dans une ruine commune et prompte. De leur côté, les Magyars étaient alors puissans par leur privilège de race gouvernante en Hongrie, et il ne fallait point que la Hongrie restât libre d’étouffer ce premier germe de l’illyrisme. M. Gaj, qui avait su voiler ses plans sous le simple prétexte de défendre la langue illyrienne et les libertés locales de la Croatie contre les ambitions de la langue et de la centralisation magyares, sut en même temps intéresser l’Autriche à sa cause en lui donnant à entendre qu’elle pourrait trouver en Croatie un point d’appui contre les Hongrois. C’était un moyen assuré de séduire le gouvernement autrichien, très ami de ces contre-poids à l’aide desquels chacune des populations de l’empire pouvait tenir les autres en échec. L’intrépide et prudent agitateur de la Croatie, s’était montré habile en ne proclamant pas tout d’abord son but, qui était de réveiller le sentiment national des populations illyriennes de l’Autriche, c’est-à-dire des Croates, des Esclavons, des Dalmates, des Carniolais, des Carinthiens et de la Styrie méridionale. La

  1. L’histoire en a été exposée en détail dans cette Revue le 15 mars 1847 sous ce titre la Grande Illyrie et le Mouvement illyrien, et le 15 décembre suivant sous cet autre titre : la Hongrie et le Mouvement magyar.