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servait à démontrer tout le reste est aujourd’hui précisément ce qui reste à démontrer. Le degré qui servait à mesurer l’échelle de proportion de toute politique doit être mesuré lui-même. Quelle tâche ! quel changement de méthode et de langage ! Tous les points d’appui manquent, tous les faits accordés sont mis en question, toute expérience est récusée. Tout l’horizon tremble : c’est l’axe de la terre qui fléchit, et qui demande des mains assez fortes pour le redresser.

M. Thiers ne pouvait dignement accomplir cette entreprise qu’en transportant, comme il l’a fait de prime-abord, le débat dans le fond intime de la nature humaine. Du moment, en effet, où tout ce qui fait la société depuis six mille ans se trouve mis en suspicion, c’est à la nature et à l’individu qu’il faut revenir. Chercher dans la nature de l’homme, considéré en lui-même, en dehors du milieu social qui l’environne, l’origine et par-là même les titres du droit de propriété, il n’y a pas, en effet, autre chose à faire, du moment qu’on ne veut tenir compte ni de l’histoire, ni du sens commun, ni de l’expérience. Vous récusez la société, œuvre de l’homme ; récuserez-vous l’homme, œuvre de Dieu ? Si la propriété, telle que vous la condamnez, découle invinciblement de la nature humaine, telle que Dieu l’a faite, êtes-vous plus sage que Dieu pour mieux imaginer, ou plus puissant pour mieux faire ? Tel est le roc inexpugnable sur lequel M. Thiers asseoit son raisonnement tout entier. Comme le débat est engagé, nul autre terrain n’était possible à défendre ; mais comprend-on quel tour de force ce doit être que de plier aux habitudes d’un langage familier, d’animer de toute la verve d’un pamphlet une série de raisonnemens qui s’appuie sur des considérations d’un tel ordre ? Interroger la nature humaine, ce n’est rien moins qu’évoquer la métaphysique elle-même. Faites donc de la métaphysique entre deux barricades, à l’usage des assemblées primaires !

L’esprit flexible de M. Thiers a résolu ces difficultés jusqu’à les faire disparaître, à tel point qu’une étude attentive de son livre permet seule de les apprécier. Peu d’anneaux manquent à l’enchaînement des propositions de M. Thiers ; la profondeur et la portée s’y devinent plus qu’elles ne s’y montrent ; le fil en est serré, l’inspiration pure. Il est facile d’en faire sortir une justification complète et rigoureuse du droit de propriété ; mais sur ce fond solide et sévère se joue, avec les mille nuances de l’arc-en-ciel, un style qui brille, par sa pureté même, comme l’eau d’une source. A l’appui des vues les plus hautes se pressent mille considérations, d’un bon sens pratique, usuel, prises dans le cours habituel de la vie, pour ainsi dire, dans les faits de tous les jours, et qui révèlent un mélange inattendu d’expérience et de réflexion. Ce bon sens dépourvu d’illusions, qui parfois va se heurter contre de douloureuses nécessités, est tempéré et comme pénétré par une douce