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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/573

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Cependant, à chaque génération, si l’hérédité n’y venait pourvoir, ce mouvement d’extension rencontrerait des difficultés croissantes, et enfin insurmontables. D’ordinaire, les premières terres cultivées dans un pays sont les plus fertiles. D’année en année, les bonnes terres deviennent plus rares : il faut recourir à des sols plus ingrats. Les cultures nouvelles deviennent plus pénibles ; elles exigent des instrumens plus puissans, un travail plus patient, des frais d’établissement plus considérables. Un défrichement, qui n’est rien dans les provinces à peine explorées de la Louisiane, est déjà coûteux près de New-York ou de Boston. En France, sur notre terre vieillie et chargée d’hommes, une fortune y suffit à peine. A mesure que les hommes se multiplient, les conditions naturelles de leur existence deviennent plus laborieuses ; mais les richesses et les connaissances accumulées que l’hérédité leur transmet, et qui s’accroissent de génération en génération, les mettent en mesure de remplir avec avantage ces exigences toujours plus onéreuses de la nature. Pour cultiver ces sols moins fertiles, ils auront, grace à l’hérédité, de meilleurs engrais, des machines plus perfectionnées, des bœufs plus nombreux et plus forts. A chaque génération, les richesses naturelles deviennent plus rares et se font acheter plus cher, mais les richesses produites et héritées augmentent. Avez-vous vu les flots d’une source arrêtés par une digue grossir et s’entasser contre elle jusqu’à ce qu’ils aient franchi en débordant l’obstacle qu’on leur oppose ? Ainsi monte, d’écluse en écluse, par la force accumulée de la propriété héréditaire, le fleuve des générations humaines.

Voilà qui va bien, nous dira-t-on, et ce spectacle est grand en effet ; mais il s’accomplit au profit de quelques-uns seulement et non au profit de tous. Quand le père a travaillé avec succès, le fils hérite avec avantage ; mais si le père a été malheureux ou languissant dans son travail, s’il a dissipé son temps ou son bien, le fils innocent porte la peine des fautes qu’il n’a pas commises, et le malheur se transmet avec le sang. Dans ce mouvement ascendant des sociétés, qui élève les générations les unes au-dessus des autres, si on a une fois perdu le fil, on ne peut plus se rattraper. On naît dans la misère, on y reste, et des familles entières se trouvent ainsi condamnées, jusqu’à leur dernier degré, dans leur premier auteur. Peu à peu, ce sort devient commun à la plus grande partie de l’espèce humaine ; car, à mesure que les sociétés avancent, la terre et tous les moyens de travail, le capital en un mot, pour se servir de l’expression consacrée, se concentrent en un petit nombre de mains. L’inégalité primitive, en se transmettant de père en fils et en s’accroissant sur la route, prend d’étranges proportions : les derniers nés de la famille humaine trouvent le sol occupé, la place prise ; ils voudraient travailler, et ne savent à quoi employer leurs bras, et l’inaction forcée les mène à la mort.

Telle est la grandeur de l’objection qui se présente aujourd’hui sous