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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/597

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manquer d’enrichir le pays et de lui donner un aspect d’aisance, ce à quoi ne parviendront jamais leurs pauvres voisins, si violens et si étourdis. Ces hommes du kirk ont fait du mal à l’Écosse ; ils ont banni les calembours, l’amour et le rire. Rappelez-vous la destinée de Burns : — pauvre malheureux garçon ! son tempérament était méridional ! — Qu’il est triste de voir une imagination vive et sensuelle obligée, pour sa conservation, d’éteindre sa délicatesse dans la vulgarité des choses possibles, parce qu’elle n’a pas le loisir de courir, dans sa folie, après l’impossible ! En ces matières-là, l’expérience des autres ne suffit à personne. Hors de la souffrance, il est vrai, il n’y a ni dignité ni grandeur, et les plaisirs même délicats ne sont pas le bonheur. Cependant, quel homme n’aimerait à renouveler ses expériences et à bien savoir par lui-même que Cléopâtre était une coureuse, Hélène une drôlesse, et Ruth une hypocrite ? La doctrine de l’économie entraîne-t-elle pour conséquence la dignité de la société humaine, le bonheur des paysans ? Je ne sais. Voyons : les doigts sont-ils faits pour caresser une guinée ou une main blanche ? les lèvres, pour presser une plume ou donner un baiser ? Résoudra ce problème qui voudra. Ce qui est certain, c’est que dans les villes l’homme pauvre est séparé de ses semblables, et que le paysan est sale et misérable, s’il n’est économe. L’état actuel de la société veut qu’il en soit ainsi. Cela me prouve que le monde est bien jeune et bien ignorant ; nous vivons dans une époque barbare. J’aimerais mieux être daim sauvage que fille sous la loi du kirk écossais ; j’aimerais mieux être sanglier que de séduire une pauvre créature qui serait forcée d’aller s’asseoir dans le kirk sur le cutty-stool, devant ces abominables vieillards[1]. »


Ainsi la guerre de Keats contre le calvinisme n’est pas une gratuite supposition ; c’est bien l’essence même de son esprit. Modéré dans ses goûts, tempérant dans ses habitudes, son imagination seule est sensuelle ; les rigueurs ascétiques nées d’une interprétation exagérée de l’abnégation chrétienne le révoltent et le courroucent. Il n’aime ni les ministres ni le kirk. « N’attendez pas de moi, dit-il, que je vous prêche comme un de ces ennuyeux oints du Seigneur. » S’il admire chez Milton la richesse des images, il a peine à lui pardonner son austérité de sectaire. Il y a un passage de ses poésies où il appelle Diane « une sainte. » Ce caractère de polythéisme renouvelé éclate de toutes parts dans ses œuvres, et le pénétrant Wordsworth, en les lisant, eut raison de s’écrier : « Voici vraiment un délicieux païen ! »

Une induction vulgaire et erronée pourrait faire croire que les femmes, symboles vivans de la beauté, ont dû entraîner Keats loin des bornes de la sagesse et lui faire faire beaucoup de folies. Pas le moins du monde ; il les traite fort mal. « Il ne peut pas, dit-il, être juste envers elles ; il leur en veut de ne pas ressembler tout-à-fait aux nymphes de l’Hyssus. » Il est inexorable pour leurs moindres défauts ; il se hâte de fuir dès qu’elles paraissent, et plusieurs portraits féminins tracés

  1. Voir les poésies de Robert Burns et les romans de Walter Scott..