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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/605

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pouvait recouvrer la santé, ce souvenir (celui de Fanny) l’en empêcherait. La chose même pour laquelle je désire vivre me tuerait.

« Si j’étais en santé, cette idée me rendrait malade ; comment y pourrais-je résister dans l’état où je suis ? Vous devinez aisément de quel sujet je rabâche. Vous savez quel était mon plus grand chagrin pendant les premiers temps de ma maladie chez vous. Chaque jour et chaque nuit, je souhaite la mort pour me délivrer de ces douleurs, et je souhaite la vie, car la mort détruirait ces douleurs qui valent mieux que rien. La distance et la mer, la langueur et l’affaiblissement, voilà de grandes causes de séparation ; mais la mort, c’est le divorce éternel. Lorsque l’angoisse de cette pensée a traversé mon esprit comme une lame froide, je puis dire que j’ai senti l’amertume de la mort. J’ai souvent souhaité que vous me promissiez ce qui a pour moi le plus de prix ; j’espère que, sans que je vous en eusse parlé, vous vous seriez montré l’ami de miss… après ma mort. Vous lui croyez beaucoup de défauts ; pour l’amour de moi, croyez qu’elle n’en a aucun. Si quelque chose peut être fait en sa faveur, soit en paroles, soit en actes, je sais que vous le ferez. Je suis dans un état où une femme, en tant que femme, n’a pas plus de pouvoir sur moi qu’un arbre ou une pierre, et cependant la différence de ce que j’éprouve pour… et pour ma sœur est étonnante. L’une semble absorber l’autre à un degré incroyable. Je pense rarement à mon frère et à ma sœur, qui sont en Amérique. L’idée de quitter… dépasse tout ce qu’il y a d’horrible. Je crois voir les ténèbres descendre sur moi. Je vois constamment sa figure, qui constamment s’évanouit. Quelques-unes des phrases dont elle avait l’habitude de se servir pendant mon dernier séjour à Wentworth-Place retentissent à mes oreilles. -Y a-t-il une autre vie ? M’éveillerai-je et trouverai-je que tout ceci n’est qu’un rêve ? Cela doit être ; nous ne sommes pas faits pour souffrir ainsi. La réception de ma lettre sera l’une de vos douleurs. Je ne dis rien de notre amitié, ou plutôt de celle que vous avez pour moi, sinon que je souhaite, comme vous le méritez, que vous ne soyez jamais aussi malheureux que je le suis. Je penserai à vous à mes derniers momens. Je tâcherai d’écrire à… aujourd’hui, si je le puis. Une fin soudaine à ma vie, au milieu d’une de ces lettres, ne serait pas chose mauvaise ; ce moment me donne une sorte de fièvre agréable.

Il alla s’établir à Rome, où le docteur Clark le soigna avec un dévouement complet et désintéressé. Lord Byron se garda bien d’aller visiter ce « gredin de Keats. » Le poète mourant trouva de plus généreuses sympathies, qui consolèrent ses derniers soupirs ; le peintre Severn l’accompagna, le soigna, le veilla, lui donna son temps, son argent, et compromit pour lui jusqu’à son avenir et à la renommée de son talent ; choses touchantes, toujours cachées, qui rachètent les faiblesses de notre race, les insolences des uns et les fatuités des autres, et qui sont plus nombreuses qu’on ne pense, car l’optimiste a raison comme le pessimiste ; Dieu, qui voit tout, sait qu’il y a autant de grandes vertus ignorées qu’il y a d’infamies qui se font passer pour des vertus. Cependant ce douloureux « enfant de la flamme, » comme disent les Orientaux des poètes, achevait de se consumer. L’esprit contemplait curieusement