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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/610

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s’éteignit par degrés, si doucement, que je crus qu’il s’endormait. Je ne puis rien ajouter maintenant. Je suis brisé par quatre nuits de veille, par le manque de sommeil et mon pauvre Keats parti. Il y a trois jours, le corps a été ouvert ; il n’y avait plus de poumons. Les médecins ne peuvent comprendre comment il a vécu ces deux derniers mois. J’ai suivi son corps chéri au tombeau lundi, en compagnie de beaucoup d’Anglais. On a eu grand soin de moi ici, autrement j’aurais été pris par la fièvre. Je suis mieux maintenant, mais encore tout désorienté.

« La police est venue. Le mobilier, les murs, les planchers, tout a été détruit et changé ; c’est le docteur Clark qui s’occupe de cela.

« J’ai mis moi-même les lettres dans la bière. »

Keats, suivi de son fidèle ami Severn, fut donc déposé dans le cimetière protestant, près du lieu que devait occuper deux ans plus tard Shelley, qui consacra une magnifique élégie à la mémoire du jeune poète. Ce dernier, en dépit de Byron et des critiques, occupe aujourd’hui, comme Shelley lui-même, une place importante dans l’histoire littéraire de ces derniers temps ; c’est Keats qui a donné l’impulsion à la dernière école poétique anglaise, celle d’Alfred Tennyson.

Quand, après s’être attendri sur cette vie profondément douloureuse, on s’arrête pour méditer sur les enseignemens qu’elle contient, on ne peut s’empêcher de rapprocher le paganisme de Keats de son talent et de sa mort. On ne peut s’empêcher de penser que, si cet adolescent de génie avait été chrétien sincère et pratique, il aurait vécu. Une activité régulière eût protégé sa pensée et ses forces. Malheur à qui ne demande à la vie que l’intensité de la sensation ! Celui-là manque le but supérieur de l’être, qui est l’activité harmonieuse, l’imitation de la grande loi divine, ou, comme dit Platon, la « sainteté. » Il ne suffit même pas d’épurer la sensation en lui faisant traverser le prisme de la poésie ; l’enivrement redouble avec le danger, et les sens, privés de l’abnégation, qui est leur équilibre et leur ressort, se dévorent fatalement dans l’adoration de leur véhémence.


PHILARÈTE CHASLES.