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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/628

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les guidaient en France. Ils demeurent ce qu’ils étaient et tirent de leur voyage un assez maigre profit. Sans doute ce que je dis des pensionnaires ne se réalise pas constamment, sans doute il se trouve parfois à l’académie un peintre, un statuaire, un architecte qui ne débute pas à Rome par l’étonnement et se fait Italien au bout de quelques mois ; mais cette exception n’entame pas la vérité générale de mes paroles. Pour un pensionnaire qui aborde sans surprise l’École d’Athènes et le Jugement dernier, il y en a vingt qui diraient, s’ils n’étaient retenus par la crainte du ridicule : « Si c’est là Michel-Ange et Raphaël, il faut le temps de s’y faire. »

Pourquoi les pensionnaires forment-ils à Rome une petite église ? pourquoi vivent-ils entre eux ? pourquoi semblent-ils dédaigner les idées nouvelles ? Je me suis plus d’une fois posé cette question, et je crois l’avoir résolue. Les pensionnaires de l’académie s’isolent, parce qu’ils pensent sincèrement n’avoir plus rien à apprendre. Comme ils sont presque tous parvenus à la moitié de la vie ; comme, pour obtenir le grand prix de Rome, ils ont étudié pendant dix ans, quelquefois même pendant quinze ans, ils arrivent sans peine à se persuader que le grand prix de Rome est la limite extrême du savoir et du talent. Ils vivent seuls et ne se mêlent pas volontiers à la société des artistes étrangers, et, par le nom d’étrangers, je désigne tous les artistes qui ne font pas partie de l’académie ; ils gardent fidèlement les principes qui leur ont été enseignés à Paris, parce qu’ils sont pleinement convaincus de l’excellence de ces principes. Dans la langue, j’allais dire dans le jargon de l’académie, les peintres, les statuaires, les architectes, qui ne sont pas au nombre des lauréats, à quelque nation qu’ils appartiennent d’ailleurs, s’appellent vulgairement les hommes d’en bas. Quant à ceux qui habitent la villa Medici, ils se nomment modestement les hommes d’en haut. Sous cette double désignation, si puérile en apparence et qui semble d’abord empruntée à la configuration des lieux, puisque la villa Medici, placée à côté de la Trinité-du-Mont, sur le Pincio, domine la place d’Espagne, il faut reconnaître un sentiment de supériorité qui, par malheur, est bien rarement justifié.

À cet orgueil que la durée de leurs études explique sans l’excuser, vient s’ajouter le bien-être que l’état leur assure. La pension des lauréats est certainement très modique, et, si l’école de Rome était vraiment utile, la France pourrait l’augmenter sans se rendre coupable de prodigalité ; mais cette pension suffit pour éloigner tout souci de l’esprit des lauréats. Logés, nourris à la villa Medici, ils reçoivent chaque mois 18 piastres romaines ; quand ils voyagent en Italie, ils reçoivent 32 piastres. À coup sûr, ce n’est pas la richesse, mais c’est au moins l’indépendance ; et comme cette condition privilégiée dure cinq ans, comme pendant cinq ans les pensionnaires de l’académie n’ont pas à se pré-