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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/926

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rottent dans le mariage quand ils ont une maîtresse dont une autre maîtresse les console ; ceux-ci se croient sérieux parce qu’ils gagnent dix millions pour dépenser cent mille écus ; ils sont fous. La raison vulgaire, la raison de tout le monde, vous conseille d’arranger votre vie comme un catéchisme, par demandes et par réponses, et de sacrifier perpétuellement aujourd’hui à demain, c’est-à-dire d’escompter le certain pour l’incertain. Ceci s’appelle de la sagesse, et vous trouverez mille philosophes pour vous la conseiller. La philosophie ! l’extravagante chose ! Je ne donnerais pas le dernier baiser de ma dernière maîtresse pour toute la philosophie du monde !

— Bravo ! Manille, s’écria joyeusement son maître.

— La philosophie de qui ? la philosophie de quoi ? reprit Manille. Moi aussi j’ai ma philosophie ; elle consiste à prendre le temps comme il vient et ma maîtresse comme elle est. Eh ! que diable ! obéissez à votre nature, et ne faites pas de la coutume un lit de Procuste. Si votre cœur a soif d’amour, aimez, dussiez-vous en mourir. On me dira que Cléopâtre est morte de la piqûre d’un aspic, et Lucrèce, de quoi donc est-elle morte ? Allez, allez, mon maître, suivez votre voie, et soyez assuré, quoi qu’en disent les écoles, que sur ces matières-là Sardanapale, qui était un fou, en savait plus long qu’Aristote, qui était un sage.

— Voilà qui me décide, répondit Fernand ; et puisque c’est ton avis, je n’épouserai pas M’e de Saint-Cyr.

L’entretien continua quelque temps encore sur ce ton, puis, vers midi, on aperçut les pignons pointus de Fontgravière.

— Je vois dans l’avenue nombreuse compagnie, dit Manille ; on vous attendait. Mlle de Saint-Cyr est à côté du commandeur.

— Pauvre chère Laure ! Penses-tu qu’elle se tue si je lui apprends que je ne l’aime plus ?

Mlle de Saint-Cyr est trop bien élevée pour aimer les tragédies, monsieur.

A cent pas de la compagnie, Fernand mit pied à terre et s’avança le chapeau à la main.

— Venez ici, mon neveu, lui cria le commandeur d’une voix joyeuse ; la corbeille est prête, et l’on vous permet d’embrasser votre femme.

Fernand s’approcha de Mlle de Saint-Cyr, qui était devenue rouge comme une cerise, et l’embrassa chastement sur les deux joues.

VI.

Après le souper, Fernand saisit un moment où sa cousine était seule, dans l’embrasure d’une fenêtre, pour se glisser auprès d’elle.

— Vous avez compris le signe que je vous ai fait, lui dit-elle à voix basse ; il faut absolument que je vous parle.