Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 3.djvu/838

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
832
REVUE DES DEUX MONDES.

et arriva le lendemain matin à Médéah, dans la confiance que son fils allait lui être rendu. On l’amena devant l’émir. Sa taille imposante, le prestige de son nom et de ses malheurs, imprimèrent sur la physionomie des assistans un sentiment de respect et de compassion. Tous étaient silencieux, ils attendaient dans le recueillement l’issue de cette entrevue. Abd-el-Kader rompit le premier le silence. — Tes deux fils ont mérité la mort, l’un parce qu’il est devenu chrétien en habitant au milieu des chrétiens ; l’autre, parce qu’il a entretenu des relations avec les infidèles. Leurs vies, leurs femmes, leurs enfans et tout ce qu’ils possèdent, tout est devenu judiciairement la propriété du chef de l’état. Tu peux sauver néanmoins la vie de celui qui est mon prisonnier. Il faut nous livrer la bague du pacha leur père, que tu possèdes encore, nous le savons, et nous découvrir l’endroit où tu as caché ce trésor, injustement acquis.

— Ô mon fils Omar ! pourquoi n’es-tu pas mort en naissant ? s’écria la malheureuse Jemna, et ne devais-je pas m’attendre au triste sort que te destinait le Seigneur, puisque ta naissance a été le signal de la mort de ton père ! Mais toi, fils de Maheddin, oublies-tu donc que ta mère vit encore ? oublies-tu que tu as des femmes ? oublies-tu que tu as des enfans ? Ne crains-tu pas que Dieu t’enlève le pouvoir qu’il a momentanément mis dans tes mains, et qu’il te punisse dans ce que tu auras de plus cher de l’abus que tu en auras fait ? Regarde-moi, fils de Meheddin : hier j’étais la femme du pacha devant lequel tremblaient ton père et tous les habitans du royaume d’Alger ; hier on venait implorer ma protection ; aujourd’hui, j’implore la pitié de celui qui était mon sujet. Songe donc à l’inconstance des biens d’ici-bas. Pense à Zora, ta mère, à Aïcha, ta fille, et prends pitié d’une pauvre femme qui t’implore pour son enfant. Crains d’attirer sur toi les imprécations d’une mère, car elles portent malheur. Tu me demandes la bague d’Omar-Pacha, c’est le seul souvenir qui me reste de lui ; mais la voici. Rends-moi mon fils, je te donnerais avec ce bijou tous les trésors du monde, si je les possédais ; mais je n’ai plus rien. »

Jemna jeta en même temps la bague qu’elle tenait cachée dans son sein[1]. Abd-el-Kader fit un signe ; on emmena Jemna. L’instant d’après, des cris de femme se firent entendre : un ordre affreux avait été donné ; mais l’intendant de l’émir et le bach-chaous, hommes bons et miséricordieux, au lieu de mettre à la torture la veuve d’Omar-Pacha, avaient fait donner trois cents coups de bâton à la négresse qui, d’après les renseignemens de Si-Embarek, connaissait l’emplacement du trésor. C’était une cruauté inutile, car elle l’ignorait. On en rendit compte à l’émir ; un grand nombre de chefs s’interposèrent, et ils ob-

  1. Ce bijou fut évalué à 25,000 boudjoux. Le boudjou vaut 1 franc 80 centimes.