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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/1018

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REVUE DES DEUX MONDES.

sitôt à ses pieds : — La justice que je mériterais, dit-il, ce serait le mépris de mes amis, le mépris de mes ennemis et le vôtre, Bellah !

— Le mien ! Vous vous trompez ! Je ne mépriserai jamais l’homme qui répare noblement ses torts !

— Vous la première, Bellah, et vous feriez bien. Pas un mot déplus là-dessus, je vous en supplie.

— Oh ! Dieu !.. Et si je vous disais, Hervé, que vous ne pouvez retourner chez les républicains… que la mort vous y attend ?…

— C’est une chance familière dans le métier que je fais. Chaque instant de ma vie m’y rend plus résigné…

— Oui, reprit la jeune fille sur un ton de conviction incompréhensible, vous êtes prêt à mourir en soldat… mais le supplice, la mort ignominieuse, la mort d’un traître, en voulez-vous, dites ?

— D’un traître ? répéta Hervé ; c’est impossible.

— Vous serez accusé… vous le serez 1 Au nom du ciel, n’en doutez pas !

— Mais encore de quelle trahison ? puis-je le savoir ?

— Hélas ! quand il s’agirait de la vie de mon père, comme il s’agit de la vôtre, c’est ce que je ne pourrais vous dire.

— Soit. Mes juges me l’apprendront.

— Hervé ! votre cœur s’est endurci parmi ces hommes de sang… Vous sacrifiez votre vie, sans songer qu’elle n’appartient pas à vous seul. La pauvre Andrée…

— S’il m’arrivait malheur, dit Hervé en détournant la tête, je sais quel cœur je laisse près du sien.

Bellah saisit, par un mouvement brusque et violent, le bras du jeune homme, et, tendant vers lui ses grands yeux humides : — Et moi ? dit-elle.

Le geste désespéré de Bellah, son accent bas et confus, prêtaient à ce mot une telle expression, que Hervé se sentit pénétré jusqu’au fond du cœur, comme si les lèvres de celle qu’il aimait eussent touché les siennes. Il prit d’une main tremblante celle que Mlle de Kergant lui abandonnait, et, regardant avec passion la jeune fille, qui se tenait droite, les paupières abaissées et le sein haletant : — Bellah, dit-il, je vous aime ardemment. Ma vie, depuis deux ans, ne compte pas une seule minute où la trace de cet amour ne soit imprimée. Tout le reste ne sert que d’inutile distraction à cette pensée ; mais, que je m’abuse ou non, je ne vois pas d’honneur hors du devoir que je me suis fait, et je ne saurais vivre déshonoré… même près de vous… surtout près de vous.

Comme il achevait ces mots, Mlle de Kergant laissa tomber avec accablement sa tête sur son sein : — Mon Dieu ! murmura-t-elle, je n’ai pourtant rien de plus à lui dire, rien !… Hervé, poursuivit-elle d’une