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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/1056

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pas d’ailleurs le vendre en route, comme les fils et Jacob leur frère Joseph ? Il y avait bien à une grande distance du port de lourdes barques qui fixaient son attention, mais elles restaient immobiles sur leurs ancres. Cependant Ismaël songeait toujours à cette parole mystérieuse qu’il avait entendue au Caire : « Je voyagerai dans les contrées de l’orient et du couchant ; je ferai fortune, ou je mourrai loin de mon pays ! »

Comme il persistait dans son désir de visiter les régions lointaines, il arriva des caravanes portant des marchands turcs et égyptiens qui venaient s’embarquer à Suez, un peu pour aller en pèlerinage à la Mecque et beaucoup pour trafiquer dans les villes de la côte d’Arabie. Abrités sous des parasols aux couleurs bizarres, ils se balançaient dans des cacolets suspendus aux dos des chameaux, pareils aux ; singes que le saltimbanque empile dans des mannequins accrochés au bât de son âne. Dès que ces marchands parurent sur le quai, les barques s’animèrent tout à coup. Des canots vinrent à terre pour chercher les passagers. Le mousse, assis à la proue, poussait un cri perçant et modulé, et les matelots, esclaves nubiens, plongeaient leurs rames dans l’eau en lui répondant par un croassement guttural : on eût dit un duo entre un rouge-gorge et une troupe de corbeaux. À la poupe se tenaient les capitaines, gens de l’Yémen, à la barbe noire, au visage austère. Ismaël aborda un de ces graves personnages et lui demanda de l’embarquer à son bord. Sa proposition fut agréée ; il navigua dans la mer Rouge pendant quelque temps, puis franchit le détroit de Bab-et-Mandeb et se lança dans l’Océan indien.

Plusieurs années s’écoulèrent ainsi ; Ismaël n’était plus ce petit pâtre ignorant, cet ânier craintif que la mauvaise fortune semblait prendre à tâche de poursuivre. La vie active de marin l’avait rendu fort et robuste, vif et alerté : il savait lire, ce qui le mettait au-dessus de plus d’un pacha, et ses connaissances dans l’art de la navigation, sans être très étendues, lui avaient valu, parmi les musulmans, le titre et le rang de nakoda (capitaine).

En sa qualité d’Égyptien, Ismaël était économe, ce qui chez nous s’appellerait avare ; les Orientaux le sont tous par goût d’abord et puis par crainte. Comme ils vivent d’une façon plus retirée que nous, ils aiment à cacher leurs trésors dans leurs maisons, à tenir leur fortune sous leur main. D’ailleurs, qui ne viserait à paraître pauvre dans un pays où la richesse éveille si vite la cupidité des pachas, des aghas et des beys ? Ismaël, fidèle aux habitudes de sa race, ne portait donc pas la tête plus haute, bien qu’il eût amassé une somme assez ronde. S’il entrevoyait le jour où il serait en état de ne plus courir les mers, il se gardait d’en rien dire à personne. Peut-être aussi, comme le joueur