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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/188

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spectives étaient ouvertes par cela seul qu’aucun horizon n’était arrêté, la société espagnole s’est jetée à la débandade dans tous les sens, explorant curieusement chaque sentier, fourvoyée en plus d’une impasse, mais éclairée par ses déceptions même sur la véritable route à suivre. En fin de compte, nos voisins y ont gagné deux choses : une littérature arrêtée et une politique arrêtée ; l’une, enrichie de quelques procédés nouveaux qui laissent pourtant presque toute son originalité au génie national ; l’autre, également très espagnole, quoique offrant çà et là quelques restes de contrefaçon qui, à force d’être arrosés de sang et d’encre, ont pris racine dans le pays.

Celle-ci occupe naturellement la plus large place dans les préoccupations actuelles de nos voisins. L’Espagne semble avoir compris qu’une situation n’offre pas deux fois ce phénomène d’un gouvernement fort, d’une majorité unie et d’une opposition muette en plein enfantement révolutionnaire, quand rien, presque rien n’est encore fondé, que les questions les plus vitales sont encore en suspens, que toutes les passions, tous les intérêts, tous les regrets et les espérances ont encore, en somme, leur carte au jeu. De là cette conspiration tacite qui porte au-delà des Pyrénées les bons esprits vers toutes les solutions ajournées ou oubliées, crainte que plus tard l’esprit d’anarchie, venant à se réveiller, ne s’en emparât de nouveau. Au milieu de ce calme profond où elle paraît de loin comme endormie, l’Espagne n’opère, en un mot, rien moins que sa transformation morale et matérielle : finances, administration, législation, instruction publique, économie commerciale, tout y subit ou va subir un remaniement radical. N’y aurait-il pas là pour nous plus d’un enseignement pratique ? Non pas qu’il faille emprunter à l’Espagne des systèmes de réforme nous n’en avons, hélas ! que trop ; mais le fait seul de cette immense révolution s’accomplissant sans bruit et sans secousses, quand tant d’autres promènent la société européenne de précipice en précipice pour la ramener, en définitive, dans le cercle éternel du passé, ne présente-t-il pas un exemple instructif, un mécanisme curieux à étudier ? Nos voisins sont même en mesure de nous faire la leçon d’une façon plus directe. Spectateurs désintéressés de la crise où s’agite le reste de l’Europe, ils peuvent la mesurer plus sûrement que nous, aveuglés que nous sommes par la poussière de tant d’écroulemens ; et ils ne s’en font pas faute. Ainsi va le monde : que d’études in animâ vili ne faisions-nous pas hier, dans notre orgueil, sur cette pauvre Espagne ! C’est aujourd’hui son tour, et les aberrations même de son passé favorisent sa perspicacité actuelle. À force d’imiter à tort et à travers les autres pays, l’Espagne a appris à les connaître, et c’est à ce point que les questions extérieures sont souvent plus familières à nos voisins que leurs propres questions.

Les Courtes Réflexions de M. Alcala Galiano sur le caractère de la crise que traversent les gouvernemens et les peuples d’Europe[1] offrent, sous ce rapport, un intérêt exceptionnel. Ancien émigré, M. Galiano a long-temps étudié de près les sociétés qu’il juge aujourd’hui de loin. Ancien ministre et l’un des orateurs les plus éminens de la majorité, il apporte en ses appréciations cette sûreté de vues et cet esprit pratique qui s’acquièrent surtout au contact des affaires. Son livre a été improvisé dans les premiers mois de la révolution européenne, entre

  1. Madrid, 1848. D. Ramon Rodriguez de Rivera, éditeur.