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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/209

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société, suivant lui, n’est qu’un ensemble d’élémens intelligens et libres, dont chacun se trouve attiré, par une espèce d’affinité propre, vers sa place naturelle. L’intervention du pouvoir civil, à moins d’un besoin extrême, ne ferait, suivant les Américains, que déranger cette tendance, entraver cette gravitation, et il vaut mieux se charger soi-même de la répression de certains désordres sociaux que d’abandonner ce soin à l’état et de se placer dans une sorte de tutelle permanente. Ne plaignons pas trop les Américains d’être ainsi constitués. Si nous voulons, en Europe, admettre le peuple, dans sa généralité, à participer au pouvoir politique, il faut que nous apprenions à compter, comme les Américains, beaucoup sur nous-mêmes et peu sur notre gouvernement, pour modérer et contenir la fermentation inséparable de toute large intervention populaire. Lorsque la bourgeoisie mit en avant pour la première fois la prétention, alors exorbitante, en apparence, de marcher de pair avec la noblesse, cette dernière s’en alarma grandement : c’était, à ses yeux, l’anarchie, le chaos, dont on menaçait la société. Peu à peu, cependant, les nobles en ont pris leur parti : ils se sont mêlés au mouvement nouveau, ils l’ont dirigé, et, dans quelques pays de l’Europe, ils l’ont même fait tourner à l’avantage de leur propre cause. Il faut que les classes moyennes imitent à leur tour cette sage conduite. Il ne leur reste qu’un moyen d’échapper aux dangers de l’avènement de la démocratie : c’est de travailler à éclairer les masses en même temps qu’à les contenir, c’est de faire de la cause commune leur propre cause, et de ne point craindre de descendre dans l’arène chaque fois qu’on menace la tranquillité publique.

Un fait extrêmement curieux me frappe à San-Francisco : c’est la popularité dont y jouissent ceux qui se sont trouvés à même de montrer de la fermeté et du courage civil. Ainsi il y avait aux environs du Sacramento, au moment où je le visitais, un alcade dont le district avait d’abord servi de rendez-vous général à tous les mauvais sujets venus du dehors. Les crimes y étaient de chaque instant, les délits encore plus. Le brave alcade n’avait, pour les uns comme pour les autres, qu’un seul et même moyen de répression. « Pendez ! » fut invariablement sa réponse, courte, mais énergique, lorsqu’on amenait un inculpé devant son tribunal. Le peuple, qui remplissait lui-même les fonctions de licteur, ne se le faisait pas dire deux fois : il pendait, puis allait vaquer à ses occupations ordinaires dans une bonne humeur parfaite. S’agissait-il d’un coup de poignard, d’un vol de mouchoir de poche ou de pipe, l’arrêt était toujours le même : « Pendez ! » et s’exécutait toujours à la lettre et sans miséricorde. Si par hasard quelqu’un faisait l’observation : « Mais l’inculpé peut ne pas être coupable ; voyons, écoutons sa défense. — Ah bah ! répliquait l’alcade ; vous le savez bien, citoyens, il n’y a pas d’innocent parmi nous. S’il n’a pas