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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/313

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de lui disputer l’autorité. Bem, avant de rien entreprendre, à la suite de la défaite de Temesvar, voulut se concerter avec Georgey, et se rendit dans cette pensée à Arad. Georgey avoua au général polonais que son intention était de déposer les armes. Bem exprima un sentiment tout opposé : il pensait qu’avec les vingt-quatre mille hommes de Georgey, la garnison d’Arad, commandée par Damianitch, les débris de l’armée de Dembinski et les Szeklers de Transylvanie, l’on pourrait encore réunir environ soixante mille hommes. Georgey objecta que ses troupes, sur lesquelles on comptait, étaient harassées par les fatigues d’une laborieuse retraite, démoralisées, sans vivres et sans vêtement. Pour Bem, ce n’étaient point des raisons. Il revient à Lugos, dans les forêts où s’étaient rejoints quelques-uns des bataillons dispersés à Temesvar. Il rassemble deux cents officiers, leur expose la situation et les espérances qui lui restent, en évitant de prononcer le nom de Georgey ; il les entraîne et leur fait prêter le serment de mourir jusqu’au dernier. Lorsque Bem avait offert ses services à M. Kossuth après la révolution de Vienne, il avait dit : « Donnez-moi un poste perdu. — Si vous conquérez la Transylvanie, lui avait-on répondu, nous vous en cédons volontiers la moitié. » Le général Bem, en ce suprême moment, semblait prendre à la lettre ces paroles du gouvernement magyar. Si quelques milliers d’hommes persistaient avec lui dans leur fidélité au drapeau, il était décidé à s’enfermer dans les abruptes montagnes qui forment la frontière de la Transylvanie et de la Valachie, et à y recommencer, en dehors de la Hongrie domptée, une lutte à part, en attendant des circonstances plus favorables. Il se mit donc en marche vers la Transylvanie, afin d’attaquer Lüders, qui était à peu de distance.

Ce n’était là toutefois qu’une tentative désespérée. La direction des événemens échappait à l’influence polonaise. L’esprit dont Georgey s’était constitué le représentant agissait au contraire sensiblement. L’idée d’un rapprochement avec la Russie flattait l’ambition de la plupart de ces jeunes officiers, qui, ayant conquis leurs grades en quelques mois, espéraient, suivant les insinuations des généraux russes, être maintenus dans leurs commodes situations. Des bruits sourds circulaient dans l’armée ; Bem, disait-on, était le seul obstacle qui s’opposât à une paix honorable et avantageuse promise par les Russes. Pourquoi le général polonais se montrait-il plus Hongrois que les Hongrois eux-mêmes ? N’était-ce pas l’indice de vues cachées et de projets perfides ? N’avait-on pas assez combattu pour les intérêts et les passions des Polonais ? Ces rumeurs agitaient l’armée de Bem au moment où l’on apprit que la soumission de Georgey aux Russes s’était consommée à Vilagos.