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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.


les singuliers caprices de langage et de pensée qui se rencontrent presque à chaque page de son nouveau livre. Sans l’éblouissement, sans l’extase, comment comprendre ces étranges exclamations : Ô droit ! vous êtes mon père ; ô justice ! vous êtes ma mère ? Et cette nouvelle trinité, qui doit détrôner la trinité chrétienne, Rabelais, — Molière, — Voltaire ? À moins de voir dans ces apostrophes au droit et à la justice, dans cette trinité nouvelle, dont les trois personnes n’ont encore entendu aucune prière, un pur enfantillage, il faut bien y chercher les hallucinations de l’extase. Et ce qui me confirme dans l’interprétation que je propose, c’est que M. Michelet, en invoquant les trois personnes de cette nouvelle trinité, les appelle tantôt ses pères, tantôt ses frères. J’avouerai humblement qu’il m’est impossible de saisir le moindre signe de parenté entre M. Michelet et ces illustres railleurs. Par quel côté Pantagruel, Arnolphe et Zadig se rapprochent-ils des conceptions du moderne historien ? Je suis encore à le deviner. Molière, sans doute, n’aurait pas lu sans sourire les premiers chapitres de l’Histoire romaine écrite par M. Michelet ; les rois dédoublés n’eussent pas manqué d’exciter son hilarité ; Rabelais et Voltaire se fussent égayés en voyant le Christ transfiguré dans la personne de Jeanne d’Arc : je cherche en vain dans l’histoire du moyen-âge ou de la révolution française un trait, quel qu’il soit, qui fasse de M. Michelet le frère ou le fils de Rabelais, de Molière ou de Voltaire. Je suis donc forcé d’expliquer par l’extase ce que je ne puis expliquer par la réflexion. Et, qu’on ne s’y trompe pas, les paroles que j’écris sont des paroles sérieuses. Je ne veux pas railler M. Michelet. Je le tiens pour sincère, et je parle sincèrement. Il s’est abusé sur la puissance de son esprit ; il l’a soumis à une trop longue épreuve ; il a franchi les limites assignées à la durée du travail humain ; il a cru doubler ses forces par la persévérance, et sa volonté obstinée s’est brisée contre sa défaillance. Il a recommencé l’épreuve, et son espérance n’a pas été moins durement déçue. Peu à peu il s’est habitué à l’extase de l’intelligence éblouie par l’étude, comme les Orientaux aux hallucinations que donne l’opium. Et cet état si contraire au développement, à l’exercice du sens historique, est devenu son état normal. C’est pourquoi, si je voulais caractériser d’un mot son Histoire de la Révolution française, je la comparerais au récit de la passion écrit par la sœur Emmerich : ce n’est pas une histoire, c’est une vision.


Gustave Planche.