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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/39

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cœur de Vibraye, n’était plus pour elle qu’un mirage décoloré et déjà presque évanoui. Montceny, qui, depuis son retour, était venu tous les jours à Saint-Nazaire, semblait posséder en ce moment le seul langage propre à séduire cette ame aux funestes inconstances et aux douloureuses frivolités.

La voilà qui refusait pourtant d’aller à cette fête, donnée évidemment pour elle. Robert conçut un ardent espoir : sa blessure presque guérie ne permettait plus à Élisabeth de s’isoler avec lui dans cette chambre où la douleur, disait-il souvent, lui avait paru chose si douce ; mais le bal de Monceny allait enlever tous les importuns de Saint-Nazaire et le laisser seul avec celle qu’il adorait tout un soir d’été. Il jura que ce soir-là déciderait de sa vis. Tout se passa comme il eût osé à peine le souhaiter ; Élisabeth, sans s’inquiéter le moins du monde de la migraine dont elle avait parlé le matin, déclara qu’elle ne se retirerait chez elle qu’après avoir vu partir sa belle-soeur et Mme de Mauvrilliers.

On se mit en route pour Montceny à neuf heures. Élisabeth et Robert restèrent seuls dans un grand salon, aux croisées ouvertes, livré à l’air du soir, rempli de fleurs, où un seul candélabre luttait contre une amoureuse et inquiète obscurité. Vibraye garda quelques instans le silence ; il ne savait quelle parole choisir de toutes celles qui venaient à ses lèvres ; puis il jouissait de son émotion même ; enfin il avait cette crainte dont on est saisi, quand on se croit près du bonheur, de faire envoler cette chose fugitive et ailée.

II s’assit sur un petit sofa auprès de la duchesse, et s’empara, sans mot dire, d’une main qu’il couvrit d’ardens baisers. La main d’Élisabeth se retira. — Ah ! s’écria Robert, je l’avais deviné, vous ne m’aimez plus ! — Il y eut dans sa voix quelque chose de si déchirant, qu’Élisabeth, qui s’était levée, se rassit à côté de lui et lui rendit sa main. Elle qui l’avait soigné, elle savait qu’aucune douleur de la chair n’aurait pu lui arracher pareil cri. — Vous vous trompez, fit-elle, et elle ajouta d’un accent qui ne trahissait guère que la peur : — Je vous aime comme je vous aimais, il n’y a en moi rien de changé. Puis, je ne sais quelle pensée s’empara d’elle, à quel instinct ou à quel élan elle obéit, tout était si fantasque, si rapide et si passager dans cette nature ; mais, saisissant à son tour la main de Robert, elle l’appuya sur son cœur. J’ai dit qu’il y avait de la bonté en elle. Je crois qu’elle éprouva tout à coup, pour l’ame généreuse qu’elle torturait et même en quelque sorte abaissait, une compassion ardente et profonde, pleine de repentir et de respect, car elle accompagna ce geste étrange de ces paroles plus bizarres encore : Robert, je devrais être à vos genoux !

Robert sentit passer dans ses veines ce frisson ardent, ce souffle brûlant qui précède les orages des sens. Cette main qui s’était posée sur son cœur venait de déchaîner en lui toutes les puissances de l’amour et