Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/539

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’unité qui manquait au sujet. Il n’y avait que son esprit délié qui pût parcourir avec cette heureuse volubilité tant de tons divers. Il n’y avait que sa phrase élégante pour faire descendre les pensées de M. Ballanche à la portée de la foule et élever les jeux de mots de M. Vatout à la hauteur académique.

Le public a vivement goûté le ton de raillerie fine qui domine d’un bout à l’autre du discours de M. de Saint-Priest. Entraîné par la rapidité du style, ce public vraiment français s’est moqué de lui-même de la meilleure grace du monde. Guidés par des appréciations toujours justes, mais aussi toujours critiques, nous avons raillé tous nos essais passés, tous nos espoirs futurs de gouvernement. Nous avons raillé, sans respect pour les dieux, cette époque inimitable, de l’empire devenue si tôt une légende et presque une religion. Nous avons raillé, sans égard pour des mésaventures qui sont celles de tout le monde, ces délicates conceptions de la théorie politique à l’ombre desquelles nous avions vécu pourtant et même grandi pendant trente années, et qui ont disparu emportées par un tourbillon dans un sombre jour d’hiver assez semblables à une de ces mécaniques savantes dont la science moderne a parsemé nos vallées, et qu’un troupeau d’animaux sauvages, chassé des forêts par la faim, serait venu dévaster tout d’un coup. L’auditoire a suivi avec complaisance tous les traits décochés par M. de Saint Priest contre tout ce qui a été déjà et ce qui peut rêver d’être encore. Il l’a vu accabler les novateurs de cette forte expression : les architectes du vide, sourire de pitié aux prophètes du passé, et, sévère pour les systèmes absolus, se montrer aussi sans rémission pour tous les mélanges. Le mariage morganatique du droit divin et de la souveraineté populaire, cette douce et pacifique espérance des ames conciliantes, est sorti tout meurtri de cette séance impitoyable. Ce jugement rapide, toujours suivi d’une exécution sommaire, ne s’est arrêté que pour se recueillir dans des termes pleins d’émotion devant la majesté des infortunes royales et devant le spectacle touchant d’une mort prématurée couronnant un exil volontaire. En un mot, au bout de cette heure qui a paru si courte à ceux qui l’ont passée en compagnie de M. de Saint-Priest, après avoir écouté les conseils salutaires qui ont terminé son discours, chacun est sorti dans une disposition d’esprit parfaitement appropriée au temps où nous vivons, avec une énergique résolution de sauver la société menacée et une assez grande incertitude sur les moyens d’y parvenir, avec une forte volonté d’arriver et une complète ignorance du but à atteindre, avec l’abîme en face et des ruines autour de soi.

Nous ne reprocherons pas à M. de Saint-Priest, à Dieu ne plaise ! le résultat un peu pénible où il nous a amenés sans avoir l’air d’y toucher et par un chemin si riant. Nous nous sommes bien trop amusés