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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/653

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Vivre, engraisser les poissons de ses viviers, souper avec quelques amis en parlant tout bas du pouvoir nouveau qui vous laisse vivre.

« Quant à nous, quoi que ce soit qu’on nous accorde, il faut dire merci. Je jouis du temps qu’on me donne, je souhaite qu’on m’en donne toujours ; cela ne durera peut-être pas. En attendant ; puisque moi, homme de courage et philosophe tout ensemble, j’ai décidé qu’il n’y avait rien de plus beau que de vivre, je ne puis me défendre d’aimer celui à qui je dois de vivre encore. Je reste volontiers à table, et j’ai souvent nos deux amis à côté de moi. Nous parlons alors sans contrainte et de tout. Vous admirez que notre servitude soit si joyeuse ; que voulez-vous donc que je fasse ? Faut-il en perdre la santé, me mettre à la torturé ?… Je soupe, cela est meilleur, et je ris aux larmes, même des choses les plus tristes[1]. »

Telles sont les trois périodes bien marquées dans la vie de Cicéron : c’est en vain que, dans ses discours officiels, il cherche à les fondre en une chimérique unité ; je ne sais s’il réussissait à tromper ses auditeurs, mais il ne peut pas abuser les lecteurs de ses lettres : la vérité, et par conséquent, hélas ! La mobilité des opinions, voilà le charme de ce recueil, Les lettres de Cicéron, en y comprenant un certain nombre de réponses de ses illustres amis, sont au nombre de près de mille. Il reste malheureusement peu de lettres antérieures à son consulat et à la conjuration de Catalina : à dater de cette époque, elles se suivent avec abondance. Cicéron revient d’ailleurs si souvent sur les événemens de cette glorieuse année de sa vie, que cette perte est moins sensible ; c’est surtout dans les lettres à Atticus que l’homme se livre tout entier, c’est là qu’on voit mieux, dégagées du langage officiel toutes les circonstances de détail et les impressions intimes par lesquelles la tristesse de ces temps touche à la tristesse des nôtres, et nous y associe en quelque sorte.

Çà et là cependant sont des lettres moins confiantes, adressées à des hommes publics ; elles nous montrent aussi cette pratique de deux langage différens, que l’on retrouve, à ce qu’il paraît, dans tous les gouvernemens libres, où l’on a une pensée pour la publicité et une autre pour les amis, où l’on se moque à table, de ce qu’on a dit pompeusement à la tribune[2]. Ce n’est pas dans ces lettres, on le comprend, qu’il

  1. Voyez lettres 463 et 482. Je me suis servi pour les citations de l’excellente traduction de MM. Savalette et Defresne dans la collection Nisard. Les lettres y sont rangées suivant l’ordre chronologique, sans distinction des lettres à Atticus ou des lettres familières, et des révélations fort instructives sortent souvent de cette nouvelle classification.
  2. « C’est à qui, écrit-il, gémira sur la situation ; mais nul n’a garde d’en parler au Forum… On s’exprime toutefois avec un incroyable abandon dans les réunions domestiques et à table. Là, nous prenons notre revanche. Les dispositions du peuple pour la réaction se manifestent surtout dans les théâtres et à tous les spectacles ; on y saisit les moindres allusions.