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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/666

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que nous avions plus les pensées et les sentimens des Romains de la décadence que des Anglais du XVIIe siècle, faut-il dire que des Français de Louis XIV, de nos grands-pères eux-mêmes ! Qu’on en juge : « Nous nous soucions d’un cordon bleu comme des nœuds du ruban de Léandre, dit l’auteur du Congrès de Vérone (car c’est dans un ouvrage historique qu’il s’explique ainsi) ; nous ne nous mesurons pas à l’aune d’un bandeau de soie.., mais nous sommes sensible à l’injure : cette zone bleue dont on aurait remarqué l’absence sur notre poitrine aurait prouvé que les autres rois s’étaient trompés en nous conférant leurs premiers ordres… » Et il ajoute : « Ces misères à l’époque du renversement des trônes font pitié[1] ! »

Cicéron fut moins heureux d’ailleurs que M. de Chateaubriand, qui força la main à Louis XVIII, et eut son ruban de Léandre. Cicéron n’obtint pas les honneurs triomphaux ; il en resta brouillé avec Caton, qui lui rendait justice sur son intégrité, sa modération, sur tout enfin, excepté sur l’éclat de sa victoire ; mais laissons là les puérilités des grands hommes.

L’esprit de Cicéron était trop sagace pour ne pas voir l’imminence de la guerre civile. À Rome, tout était tumulte et sédition : les partisans de Pompée et ceux de César commençaient la guerre avant leurs chefs. Quelle guerre ! Les clameurs, les insultes, les luttes corps à corps étaient passées de la place publique dans l’enceinte du sénat. Qu’était devenue cette sagesse majestueuse qui faisait dire à l’envoyé de -Pyrrhus qu’il avait parlé à une assemblée de rois ? On interrompait les orateurs par des cris, des sifflets, par des hurlemens, pour me servir de l’expression qu’employait dernièrement le président d’une assemblée tumultueuse aussi. Ici cependant il y a un trait de plus ; écoutons Cicéron :

« Notre ami parla hier, ou plutôt voulut parler ; car, dès qu’il se leva, la bande des Clodiens fit tapage, et durant tout le discours ce fut un concert de vociférations et d’injures. Après qu’il eut conclu, car, il faut le dire à sa louange, il tint bon jusqu’à la fin, disant tout ce qu’il avait à dire et commandant parfois le silence avec autorité, — après donc qu’il eut conclu, Clodius se leva à son tour ; mais alors les nôtres firent un tel bruit, par représailles, que notre homme en perdit les idées, la voix, la couleur. Cette scène a duré depuis la sixième heure jusqu’à la huitième. Les injures et les vers obscènes sur Clodius et Clodia ne furent pas épargnés. Vers la neuvième heure, et comme à un signal donné, voilà les Clodiens qui se mettent à cracher sur les nôtres. Nous perdons patience. Ils font un mouvement pour nous expulser, mais les nôtres les chargent et les mettent en fuite : Clodius est précipité de la tribune, moi je m’esquive de crainte d’accident. »

  1. Congrès de Vérone, vol., II ch. VI.