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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/668

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en livrant Rome à son rival, lui avait-il livré l’apparence et je ne sais quelle image de la république même contre laquelle il était impie, de s’armer ? Toute la doctrine moderne et quelque peu matérialiste qui ne voit dans la patrie que le sol, toutes les théories qui ont dicté les sanglantes lois de proscription contre les émigrés sont déjà dans les lettres de Cicéron ; nous y retrouvons ce reproche adressé à tous ceux que les discordes civiles forcent à chercher un refuge à l’étranger : s’ils quittent le pays, c’est pour lui apporter bientôt les malheurs de la guerre civile, pour y rentrer à la suite des étrangers, des barbares ; le nom des Cosaques nous vient presque.

« Si Pompée a déserté l’Italie, ce n’est pas la nécessité qui l’y forçait ; sa pensée, dès le commencement, croyez-moi, a été de bouleverser la terre et les mers, de jeter sur l’Italie des flots de peuples sauvages, et de les mener ainsi à la conquête de Rome. Un pouvoir à la Sylla ; voilà ce qu’il envie ; vienne, l’été, et vous verrez la malheureuse Italie foulée aux pieds par des soldats et des esclaves en armes. Allons, disent nos amis, et en bons citoyens portons la guerre en Italie par terre et par mer. Leur dessein, il est manifeste ; ils veulent affamer Rome et l’Italie, puis dévaster et brûler tout. Si c’est un crime que de laisser dans le besoin ses vieux parens, quel nom donner à ces fureurs de nos chefs, qui vont faire périr par la faim la patrie elle-même, la plus vénérable et la plus sacrée des mères ? Ce n’est pas seulement mon imagination qui s’en épouvante ; j’ai tout entendu de mes oreilles. Ces vaisseaux qu’on rassemble de tous côtés, d’Alexandrie, de la Colchide, de Tyr, de Rhodes, etc., c’est pour intercepter les convois destinés à l’Italie. Et moi, à qui on a donné les noms de père et de sauveur de la patrie, j’appellerais sous ses murs les Gètes, les Arméniens et les barbares habitans de la Colchide[1] ! »

Et cependant il fallait partir pour rejoindre Pompée ; on n’envoyait pas à notre héros des quenouilles, comme aux émigrés retardataires lors de la première révolution, mais la désapprobation et les murmures de ses amis allaient toujours croissans. Après avoir craint de partir, Cicéron craignait de partir trop tard : il savait quel accueil défiant l’attendait dans le camp de Pompée. Là comme a Coblentz, on établissait des dates et des catégories de dévouement ; nulle irrésolution de l’ancien consul n’avait échappé à ses amis. Il craignait le premier regard de Pompée comme celui de Méduse, disait-il. Malheur à qui, dans les discordes civiles, ne peut pas trouver dans l’honneur, dans sa conscience, dans les antécédens de ses pères ou de sa propre vie, les motifs déterminans de sa conduite ! On se décide dans la vie ordinaire, on juge un procès avec sa raison ; mais, lorsqu’il s’agit d’allumer la guerre dans sa patrie, la raison est aux prises avec de redoutables problèmes est impuissante à inspirer ce courage résolu, cette ardeur de la volonté nécessaires à de si rudes épreuves ; les devoirs sur lesquels on délibère sont bien

  1. Lettres 340-45, 357