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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/677

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ses grands projets pour acheter la vigne du voisin, tout, jusqu’à cette paresse qui le saisissait quelquefois au milieu de ses prodigieux travaux ! « Toute raison m’est bonne pour ne rien faire, ma foi ; j’ai le travail en horreur, je me suis laissé prendre à la paresse avec délices, et, si le temps n’est pas bon pour la pêche, je m’amuse à compter les vagues de la mer. »

Nous vivons dans une atmosphère lourde et chargée qui rend difficile tout effort pour nous arracher aux préoccupations constantes de notre esprit ; nous comptons aussi les vagues de la mer et prêtons l’oreille à la tempête. Les lettres de Cicéron nous attirent par ce côté même qui nous montre nos soucis et nos maux, et notre propre image reflétée dans ce vif tableau d’un monde disparu : c’est nous d’abord que nous y cherchons, que nous poursuivons sous des noms étrangers ; mais peu à peu l’intérêt égoïste cesse, et, avec lui, la souffrance. — Nous échappons au présent ; on oublie Paris, les dictateurs d’hier, les tribuns d’aujourd’hui, et ce sombre avenir qui nous menace, pour songer à tous ces grands hommes avec lesquels s’est passée notre jeunesse, qui furent nos maîtres, et dont nous nous sentons rapprochés par la douleur. À ceux qui reprendront dans leur bibliothèque et qui voudront relire ces lettres de Cicéron, oubliées peut-être depuis les temps heureux du collége, j’ose promettre le seul genre d’intérêt que l’esprit puisse accepter au milieu des tristesses de notre âge mûr, la seule consolation, hélas ! que, dans une lettre restée célèbre, Sulpitius trouvait à donner à Cicéron pleurant la mort de sa fille, cette plainte universelle, cet écho de douleur que chaque siècle envoie à ceux qui le suivent. Ils verront comment on souffrait aussi, autant que nous et comme nous, il y a bientôt deux mille ans.


ÉMILE DE LANGSDORFF.