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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/725

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est évident que les traits de Rebecca doivent exprimer à la fois le trouble de la pudeur, la modestie, et aussi le vif plaisir qu’elle éprouve. Et bien ? ces sentimens, qui se trouvent les uns et les autres sur le visage de la jeune fille, sont bien loin de produire l’effet gracieux qu’on en pourrait attendre. Ils semblent décomposés, mis l’un à côté de l’autre ; ils ne naissent pas sur ce visage intimement unis et modifiés les uns par les autres, mais ils semblent se heurter sur un masque indifférent. Il est vrai que la pose charmante de Rébecca et la grace de toute sa personne parlent mieux que ne le sauraient faire les traits les plus heureux, et nous nous sentons presque honteux de critiquer une semblable merveille.

Ce tableau est, du reste, l’un des plus populaires de Poussin. C’est dans ce bel ouvrage, ainsi que dans la Manne et la Femme adultère, qu’il faut étudier l’étendue de sa science et la sûreté de son goût. Il est fâcheux que ce tableau ait poussé au noir ; les couleurs des vêtemens, qui avaient, comme l’atteste la description qu’en donne Félibien, beaucoup de variété et d’éclat, ont tellement changé, qu’on peut à peine les distinguer aujourd’hui. L’usage pernicieux, mis à la mode par les peintres bolonais, de mettre sur les toiles des préparations rouges ou foncées eut sur les ouvrages de Poussin une influence déplorable, et a certainement causé souvent ces disparates qui nous choquent dans plusieurs des plus beaux ouvrages de ce grand maître. Le Guerchin et les Carrache pouvaient se servir sans danger de ces toiles sombres ; la puissance de leurs empâtemens rendait vaine l’action que les oxydes des dessous pouvaient avoir sur les couleurs. Poussin peignait sans empâter, avec des couleurs légères et très étendues, et les préparations foncées ont tellement agi sur les parties les plus délicates de quelques-uns de ses tableaux, qu’ils en sont devenus méconnaissables. Nous ne citerons que le Moise foulant aux pieds la couronne de Pharaon[1] et les Enchanteurs de Pharaon dont les verges sont changées en serpens.

Poussin s’est cependant bien gardé d’employer toujours et pour tous les sujets des toiles foncées. Il raisonnait pour cela comme pour toutes choses, prenant des toiles blanches dans l’occasion, comme des couleurs brillantes lorsqu’elles convenaient à son sujet. Le Frappement du rocher, le Ravissement de saint Paul du Louvre, la Scène du Décaméron du palais Colonne, et les deux belles Bacchanales de la galerie nationale de Londres[2], nous prouvent évidemment que Poussin employa

  1. Il va sans dire que nous parlons du tableau du Louvre et nullement de l’excellente répétition appartenant au duc de Bedfort, qui est parfaitement conservée.
  2. Ces deux beaux ouvrages que nous réunissons, parce qu’ils méritent l’un et l’autre d’être cités et qu’ils sont conservés dans le même musée, sont cependant d’une valeur inégale et de dates bien différentes. L’un, dont nous avons dit un mot, est probablement antérieur au voyage de Paris : il n’a de parfaitement bien que le groupe de la jeune fille